André Chénier, « Comme un dernier rayon, comme un dernier zéphyre » (en soutien à Nicolas)
Discours des Veilleurs au Conseil de l'Europe le 26 juin 2013 (extraits)
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André Chénier (1762-1794)
Comme un dernier rayon, comme un dernier zéphire
Comme un dernier rayon, comme un dernier zéphire
Anime la fin d’un beau jour,
Au pied de l’échafaud j’essaye encor ma lyre.
Peut-être est-ce bientôt mon
tour ;
Peut-être avant que l’heure en cercle promenée
Ait posé sur l’émail brillant,
Dans les soixante pas où sa route est bornée,
Son pied sonore et vigilant,
Le sommeil du tombeau pressera ma paupière !
Avant que de ses deux moitiés
Ce vers que je commence ait atteint la dernière,
Peut-être en ces murs effrayés
Le messager de mort, noir recruteur des ombres,
Escorté d’infâmes soldats,
Ébranlant de mon nom ces longs corridors sombres,
Où seul, dans la foule à grands pas
J’erre, aiguisant ces dards persécuteurs du crime,
Du juste trop faibles soutiens,
Sur mes lèvres soudain va suspendre la rime ;
Et chargeant mes bras de liens,
Me traîner, amassant en foule à mon passage
Mes tristes compagnons reclus,
Qui me connaissaient tous avant l’affreux message,
Mais qui ne me connaissent plus.
Eh bien ! j’ai trop vécu. Quelle franchise auguste,
De mâle constance et d’honneur
Quels exemples sacrés doux à l’âme du juste,
Pour lui quelle ombre de bonheur,
Quelle Thémis terrible aux têtes criminelles,
Quels pleurs d’une noble pitié,
Des antiques bienfaits quels souvenirs fidèles,
Quels beaux échanges d’amitié,
Font digne de regrets l’habitacle des hommes ?
La peur blême et louche est leur
Dieu,
La bassesse, la honte. Ah ! lâches que nous sommes !
Tous, oui, tous. Adieu, terre, adieu.
Vienne, vienne la mort ! que la mort me délivre !...
Ainsi donc, mon cœur abattu
Cède au poids de ses maux ! — Non, non, puissé-je vivre !
Ma vie importe à la vertu.
Car l’honnête homme enfin, victime de l’outrage,
Dans les cachots, près du cercueil,
Relève plus altiers son front et son langage,
Brillant d’un généreux orgueil.
S’il est écrit aux cieux que jamais une épée
N’étincellera dans mes mains,
Dans l’encre et l’amertume une autre arme trempée
Peut encor servir les humains.
Justice, vérité, si ma main, si ma bouche,
Si mes pensers les plus secrets
Ne froncèrent jamais votre sourcil farouche,
Et si les infâmes progrès,
Si la risée atroce, ou plus atroce injure,
L’encens de hideux scélérats,
Ont pénétré vos cœurs d’une large blessure,
Sauvez-moi. Conservez un bras
Qui lance votre foudre, un amant qui vous venge.
Mourir sans vider mon carquois !
Sans percer, sans fouler, sans pétrir dans leur fange
Ces bourreaux barbouilleurs de lois !
Ces vers cadavéreux de la France asservie,
Égorgée ! ô mon cher trésor,
O ma plume, fiel, bile, horreur, dieux de ma vie !
Par vous seuls je respire encor
Comme la poix brûlante agitée en ses veines
Ressuscite un flambeau mourant.
Je souffre ; mais je vis. Par vous, loin de mes peines,
D’espérance un vaste torrent
Me transporte. Sans vous, comme un poison livide,
L’invisible dent du chagrin,
Mes amis opprimés, du menteur homicide
Les succès, le sceptre d’airain,
Des bons proscrits par lui la mort ou la ruine,
L’opprobre de subir sa loi,
Tout eût tari ma vie, ou contre ma poitrine
Dirigé mon poignard. Mais quoi !
Nul ne resterait donc pour attendrir l’histoire
Sur tant de justes massacrés !
Pour consoler leurs fils, leurs veuves, leur mémoire !
Pour que des brigands abhorrés
Frémissent aux portraits noirs de leur ressemblance !
Pour descendre jusqu’aux enfers
Nouer le triple fouet, le fouet de la vengeance
Déjà levé sur ces pervers !
Pour cracher sur leurs noms, pour chanter leur supplice !
Allons, étouffe tes clameurs ;
Souffre, ô cœur gros de haine, affamé de justice.
Toi, Vertu, pleure si je meurs.
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Discours des Veilleurs au Conseil de l’Europe le 26 juin 2013 (texte
intégral)
« Dans la nuit du 14 au 15 avril dernier, alors que le projet de loi
ouvrant le mariage et l’adoption aux couples de même sexe allait être adopté
par le pouvoir législatif en France, au terme d’un processus parlementaire
accéléré, 67 jeunes opposés au mariage homosexuel décidèrent de camper
pacifiquement et sans bruit devant l’Assemblée nationale. La chose n’était pas
inédite : entre autres exemples, des enfants de harkis avaient déjà choisi de
camper sur ce lieu, en 2009, pendant 7 mois, pour attirer l’attention des
pouvoirs publics sur leur condition, sans être ni inquiétés ni délogés.
Mais les 67 jeunes opposants n’eurent pas droit au même traitement de
faveur. Vers 1h du matin, ils furent soudainement et violemment embarqués par
les forces de police, puis retenus en garde à vue pendant plus de dix-huit
heures dans des conditions extrêmement pénibles, pour ne pas dire déplorables.
Face à une telle disproportion des méthodes répressives, face à un
pouvoir qui révélait de plus en plus manifestement son vrai visage, et
cherchait la division et l’affrontement quand il aurait fallu favoriser
l’apaisement, nous avons réfléchi toute la nuit au moyen de réagir. Fallait-il
se soulever et se radicaliser ? Le choix d’une action violente semblait
désormais nécessaire pour se faire entendre d’un gouvernement qui enchaînait
provocation sur provocation, traitant avec le plus grand mépris plusieurs
centaines de milliers de Français légitimement inquiets de leur avenir, de
celui de leurs enfants et de leur pays.
Mais au fil de la nuit, nous avons compris que la violence ne mènerait à
rien, et qu’on ne pouvait s’ériger en défenseurs de la dignité humaine sans
être en même temps garant de la paix sociale. Nous avons compris que la
violence première se trouvait du côté d’une loi qui priverait bientôt les
enfants d’un père ou d’une mère. Nous avons compris que notre colère, si
légitime et si noble fût-elle, pouvait tout aussi bien s’exprimer de manière
pacifique. Nous avons compris enfin que nous ne pourrions désarmer ces violences
policières qu’en étant nous-mêmes non-violents.
Il n’y eut donc pas de concept ou de système préalable à la mise en
place des Veilleurs. Non. Il n’y eut qu’une simple intuition, un sursaut
naturel de la conscience, ce même sursaut qui conduisit Antigone à enterrer son
frère Polynice contre les ordres de Créon. Convaincus de la gravité des
évolutions en cours, nous ne pouvons nous empêcher de prendre pour modèles ces
grandes voix prophétiques du XXème siècle qui, de Sophie Scholl à Jerzy Popieluszko,
de Winston Churchill à Vaclav Havel, se sont courageusement levés pour
réveiller une humanité en danger de mort.
Alors, la nuit qui suivit les 67 gardes à vue, nous nous sommes assis
sur une pelouse devant les Invalides, avec des bougies, pour veiller sur le
respect des personnes. Pour rester vigilants, tandis que les consciences de nos
concitoyens s’étaient endormies dans une mortelle indifférence.
Nous sommes aussi venus avec quelques textes de littérature que nous
aimons, parce que nous avons eu l’intuition très forte qu’outre la
non-violence, la culture serait l’arme la plus juste contre un pouvoir qui, par
cette loi, rompait avec des siècles voire des millénaires de sagesse humaine.
Oui, l’adoption de cette loi est la conséquence d’une véritable démission
de la pensée. Estimant à la suite d’Hannah Arendt que les pires drames de
l’Histoire se sont produits parce que les hommes ont cessé de penser, nous
avons choisi de réveiller les voix des grands penseurs dont nous relisons les
écrits, soir après soir.
Cinquante lors de la première veillée, nous avons vu notre nombre
multiplié par dix au bout de cinq jours seulement. Voilà maintenant douze
semaines que nous nous rassemblons, dans le calme le plus absolu. Le mouvement,
parti de Paris, a rapidement embrasé toute la France. Les villes de Province
ont en effet mis en place leurs propres veillées, de manière spontanée et
autonome, sans recevoir de directives de Paris. Les Veilleurs sont désormais
présents dans plus de 150 villes en France, et dans une douzaine de pays à
l’étranger. Cet embrasement révèle, en France, et bien au-delà, l’existence
d’une réelle soif : la soif de reconstruire le sens de l’homme et de sa dignité
face à des idéologies qui le menacent. La soif de retisser le lien social d’une
société pulvérisée par plusieurs siècle d’individualisme, un individualisme
grossissant qui laisse la personne radicalement seule et démunie, notamment en
ces temps de crise, et qui détruit les moindres aspirations de l’homme en le
réduisant à ses désirs immédiats, afin de le circonscrire dans une vision à
court terme, sans souci des générations qui pourront venir après lui, et sans
gratitude pour celles qui l’ont fait naître.
Dimanche dernier, à Paris, plus d’un millier de personnes se sont
rassemblées devant les Invalides. Nous choisissons généralement de faire nos
veillées en un lieu de mémoire ou de pouvoir, en lien avec le thème que nous
abordons lors de nos veillées. Celles-ci sont ponctuées de lectures de textes,
de discours d’intervenants (psychiatres, légistes, personnalités politiques,
artistiques ou religieuses, pères ou mères de familles, enfants adoptés,
personnes homosexuelles, etc.). Les Veilleurs restent assis en silence : ils
applaudissent à la manière des personnes malentendantes, pour ne pas troubler
le calme de la nuit, et manifester ainsi leur non-violence absolue et leur
respect pour la parole d’autrui. Ce silence est interrompu par des chants que
nous reprenons en cœur, notamment le chant de l’Espérance et le chant des
Partisans.
Nos rassemblements sont non confessionnels et non-partisans : ils
entendent être ouverts à toutes les personnes, quelles que soient leurs
opinions politiques et leurs convictions religieuses, car la défense de la
dignité humaine est un combat qui dépasse toutes sortes de clivages, et qui
doit pouvoir rassembler les citoyens dans un même réveil des consciences.
Nos veillées sont la plupart du temps suivies d’une marche dans Paris
vers un lieu symbolique. Nous sommes alors rapidement encerclés par les forces
de police, et souvent soumis à des sommations. Chaque veilleur est libre de
rester ou de partir. Nous demeurons sur place jusqu’au temps que nous avons
fixé, sans obéir aux sommations : par cette modeste transgression, nous posons
un acte de désobéissance civile destiné à manifester notre résistance et
l’irrépressible liberté de la marche de nos consciences. Malgré les sommations
nombreuses que nous avons pu recevoir, les quelques interpellations et les
intimidations que les animateurs ont pu subir, aucun veilleur n’a jamais été
emmené en garde à vue, ce qui est assez surprenant dans un contexte où les
opposants au mariage homosexuel sont arrêtés à tout va.
Comment expliquer cette relative tolérance à notre égard ? Nous avons pu
constater à quel point les forces de l’ordre étaient embarrassées et divisées
face à nous. Il est en effet très délicat d’embarquer des personnes qui
n’entravent pas la circulation, ne font pas de bruit, récitent des poésies et
proclament, à la suite de Dostoïevski, que « la beauté sauvera le monde ».
Apparemment inoffensive, cette révolution intérieure, culturelle et spirituelle
que nous avons lancée est bien plus subversive qu’il n’y paraît. Elle contamine
notamment les forces de l’ordre qui nous entourent. Un veilleur a pu discuter
avec l’un d’eux dimanche dernier, et le policier lui a confié : « Nous sommes
entre 80 et 90% à être de votre côté. Nous sommes de plus en plus écœurés par
les ordres très sévères que nous recevons contre les opposants au mariage
homosexuel, alors même qu’on nous a demandé, lors de la manifestation des
antifascistes, de ne pas intervenir, tandis que nous assistions au cassage du
quartier de la Bastille. » Certains CRS rient de bon cœur avec nous, d’autres
obéissent aux ordres en nous faisant savoir qu’ils le font à contrecœur. Lors
d’une veillée, nous avons lu un discours du général McArthur sur la jeunesse,
et un gendarme, qui connaissait ce discours par cœur, l’a récité en même temps
que nous. Oui, cette flamme que nous allumons est contagieuse.
Les Veilleurs entendent donner l’étincelle qui permettra l’embrasement
d’un véritable réveil des consciences, par la médiation de la culture, de la
pensée et des arts. A chaque veillée, depuis le mois de juin, nous demandons
aux personnes présentes de prendre un moment de silence pour penser à
l’engagement concret qu’elles pourront prendre, dès le lendemain, chacune selon
son charisme propre, pour promouvoir à l’intérieur des associations, quels
qu’ils soient, à l’intérieur des syndicats, des partis politiques existants ou
des médias, le sens de l’homme que nous défendons. Nous assistons à la
naissance d’une génération qui a enfin saisi le sens de la citoyenneté et de
l’engagement, et qui est porteuse d’espérance pour l’avenir.
L’Europe, actuellement, a choisi de suivre la voix trompeuse des
Sophistes, plutôt que la sage pensée des Philosophes. Oui, l’Europe est en
train de perdre son âme dans une illusion démiurgique digne de Protagoras,
lorsqu’elle affirme que l’homme est la mesure de toute chose, et qu’il peut à
sa guise nier la réalité et vider les mots de leurs sens – je pense notamment
au mariage, à la filiation et à l’altérité et la complémentarité sexuelles.
Nous, Veilleurs, refusons de nous laisser fourvoyer par ces sophistes
des temps modernes, et répondons à la suite de Socrate que si l’homme est la
mesure de toute chose, alors la folie devient la mesure de toute chose. Oui, à
la suite de Socrate, nous sommes prêts à obéir à la seule voix de notre
conscience, malgré le blâme ou la condamnation publique, par amour pour la
Sagesse et pour la Vérité, par amour pour notre Cité et pour l’Homme. »