jeudi 17 juillet 2014

Textes lus lors de notre 39ème veillée - 17 juillet 2014

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« Le courage c’est ce qu’il faut pour se lever et parler ; 
c'est aussi ce qu’il faut pour s’asseoir et écouter. »
WINSTON CHURCHILL
                         
Thibaud Collin, « L'euthanasie, une question de civilisation » (24 juin 2014)
André Theuriet, Le Livre de la Payse, « Le dernier baiser » (extraits) (1882)
Chesterton, Orthodoxie, « Démocratie et Tradition » (1908)
Anna de Noailles, Le cœur innombrable, « Innocence » (1901)

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L'euthanasie, une question de civilisation, par Thibaud Collin (article paru dans Valeurs Actuelles du 26 juin 2014)

Thibaud Collin est philosophe. Dernier ouvrage paru : "Sur la morale de monsieur Peillon" (Éditions Salvatore, 2013).

            Le sempiternel débat sur l'euthanasie revient en force sur le devant de la scène médiatique. Telle la marée, inexorablement, la pression monte. Que ce soit le procès du docteur Bonnemaison, l'interminable feuilleton autour de Vincent Lambert ou encore la loi sur l'euthanasie des mineurs votée en Belgique, les militants font feu de tout bois pour faire sauter un nouveau verrou dans la manière dont notre société envisage les rapports humains. En effet, le débat sur l'euthanasie est l'occasion de reposer la question fondamentale à laquelle chacun d'entre nous est confronté : dans quelle civilisation voulons-nous vivre ?
            Rappelons que la logique de l'euthanasie est déjà au cœur de la loi Veil de 1975. Celle-ci tolère la suppression de l'enfant à naître soit en raison d'un état de détresse de la mère, soit en raison de la présence d'une affection grave et incurable chez l'enfant. Dans ce cas, l'interruption dite "thérapeutique" peut avoir lieu jusqu'à la veille de la naissance. Quelle est la justification de ce déni d'humanité du fœtus, si ce n'est de le soustraire à une vie jugée indigne ou trop lourde à porter pour sa mère ? La loi Veil requiert donc de juger du bien-fondé de la vie humaine, soit dans sa nature au regard d'une nouvelle acception de la dignité, soit dans son utilité au regard de la gêne qu'elle peut provoquer pour autrui. Ainsi, dans son livre L'euthanasie du fœtus (Odile Jacob), le professeur Jacques Milliez réclame même la possibilité, dans certains cas, d'attendre la naissance pour pratiquer l'euthanasie. Ici, l'infanticide est donc en toute logique renommé euthanasie, signe que la vie humaine n'apparaît plus en elle-même comme indisponible et sacrée : il s'agit d'un changement de civilisation.

            Notre civilisation européenne a, en effet, sous l'influence du christianisme, peu à peu pris conscience, contre son héritage païen, que la vie humaine innocente devait être respectée à tout prix. L'envers logique de cette position a été la légitimation de la peine de mort pour les coupables jugés responsables d'actes indignes. Notre époque rejette massivement la peine de mort et paradoxalement autorise de plus en plus la suppression de la vie humaine innocente, signe que le critère d'évaluation a changé : il est désormais celui de la qualité de vie, appréhendée et jaugée par l'individu conscient et libre.
            Le débat sur l'euthanasie est porté par deux tendances lourdes que sont la médicalisation de la fin de vie et l'individualisation de sa vie et donc aussi de sa mort. Ces deux mouvements sont les facettes d'une même vision constructiviste pour laquelle la dépendance et la passivité inhérentes à la condition humaine apparaissent comme insupportables. Dans cette logique, ce qui fait qu'un homme est un homme est qu'il se construit lui-même, le corps vivant n'étant vu que comme un matériau biologique en lui-même dénué de sens. Seule la conscience individuelle peut souverainement déterminer à quelles conditions une vie sera estimée humainement vivable.

            La conception faisant apparaître la demande d'euthanasie pour naturelle a pour principe l'individualisme relativiste pour lequel chacun est sa propre mesure. Qui ne voit la contradiction d'une telle posture idéologique ? Car si notre société reconnaît un droit de mourir opposable, elle reconnaît forcément le devoir de certains de donner la mort. Faudra-t-il bientôt interdire aux pompiers de secourir une personne venant de faire une tentative de suicide, voire les obliger à l'aider à aller jusqu'au bout si telle était sa volonté ? Pourra-t-on tempérer cette nouvelle définition de l'"assistance à personne en danger" par la possibilité d'une clause de conscience ? Le mal sera fait, car il aura fait basculer la vie et la mort dans l'escarcelle de l'arbitraire. C'est le principe même des génocides, que l'on condamne pour les reproduire pourtant sous d'autres formes encore plus pernicieuses. L'institution d'un devoir de faire mourir celui qui le demande ou que l'on estime suffisamment sur sa fin pour l'aider à y mettre un terme fragilise l'ensemble des rapports humains. Le nier est le signe d'une grande naïveté sur les mécanismes de légitimation à l'œuvre à travers le travail législatif. Pour la plupart des gens, en effet, le légal devient peu ou prou le légitime. C'est ainsi que la pression sociale s'exercera toujours plus chez ceux qui liront dans le miroir d'autrui leur inutilité. Bref, l'individualisme n'est pas juste un rapport de l'individu à lui-même, il est aussi un rapport de la société à elle-même. La question de l'euthanasie est donc une question posée à la conscience du peuple français, c'est-à-dire à chacun d'entre nous.
            Si la grandeur d'une civilisation se mesure à sa capacité à accueillir les plus petits et les plus vulnérables de ses membres, nous sommes embarqués depuis quelques décennies dans un mouvement massif de "décivilisation". En conscience, voulons-nous vraiment vivre dans un tel monde ?

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Le dernier baiser (1882)

A M. H. DE CONFÉVRON.

(...)

C'était pendant les jours gris d'une fin d'octobre,
Et je touchais à l'âge où l'homme devient sobre
Forcément, n'ayant plus pour suivre le plaisir
Que le souffle trop court d'un impuissant désir.
Le front se dégarnit et la barbe grisonne,
On exhale une triste et rance odeur d'automne ;
C'est navrant… Bref, j'avais le spleen et m'étais mis
Au vert, loin du Paris viveur, chez des amis ;
Dans un village obscur, tout arrosé d'eau vive
Et couronné de bois, qu'on appelle Auberive.
Le pays est charmant, sauvage, intime et frais,
Plein de fleurs, embaumé du parfum des forêts.
Seul, un grand bâtiment à mine sépulcrale
Fait tache et l'assombrit : c'est la Maison centrale,
- Une prison bâtie au milieu des jardins
Abbatiaux d'un vieux couvent de bernardins. -
Des femmes que le vice ou le crime a damnées,
Comme au fond d'une tombe y vivent des années (...)

                                                           Or, le hasard
Fit justement qu'au jour marqué pour mon départ,
L'une d'elles sortait, sa peine étant finie.
(...)

Le jour tombait. La pluie, avec un lent frisson,
Jonchait de débris morts la boueuse traverse
Où nos chevaux trottaient lourdement sous l'averse.
Dans le coupé, dont les carreaux étaient cassés,
L'air pénétrait plus âpre, et les membres glacés
De l'enfant grelottaient sous la mince lustrine
De son corsage usé couvrant mal la poitrine.
Ses dents claquaient, son corps, sur lui-même plié,
Tremblait comme la feuille au vent… C'était pitié !
Enlever lestement ma pelisse et l'étendre
Sur ce corps féminin si tremblant et si tendre,
Ce fut, vous le pensez, l'affaire d'un moment.
(...)

Vers l'aube, dans mon coin m'éveillant en sursaut,
Je sentis sur mes doigts un souffle moite et chaud,
Et je vis à mes pieds la blonde pécheresse
Qui pressait sur mes mains sa bouche avec tendresse,
Et pleurait… Pour payer mon très léger bienfait,
Elle me prodiguait les seuls biens qu'elle avait :
Ses caresses... Ma foi, jamais, je vous le jure,
L'amour ne m'a donné jouissance plus pure
Que le baiser naïf et désintéressé
De cette pauvre enfant, honteuse du passé,
Et me remerciant d'avoir su voir en elle
La femme malheureuse et non la criminelle !...

André Theuriet, Le Livre de la Payse (1883)

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Chesterton, Orthodoxie, chap. IV, « Démocratie et Tradition » (1908)

Il est une chose que, depuis mon enfance, je ne suis jamais parvenu à comprendre. Où les gens ont-ils puisé l'idée que la démocratie puisse s'opposer d'une certaine manière à la tradition ? La tradition, de toute évidence, n'est que la démocratie prolongée à travers le temps. C'est la confiance faite à un chœur de voix humaines ordinaires plutôt qu'à quelque récit isolé ou arbitraire. Celui qui oppose un texte d'histoire allemande à la tradition de l'Église catholique en appelle très exactement à l'Aristocratie. Il en appelle à la supériorité d'un seul spécialiste contre la vulgaire autorité d'une foule. Il est très facile de comprendre pourquoi une légende est traitée, et doit être traitée, avec plus de respect qu'un ouvrage historique. La légende est généralement l'œuvre de la majorité des membres d'un village, une majorité d'hommes sains d'esprit. Le livre est généralement écrit par le seul homme du village qui soit fou. Ceux qui allèguent contre la tradition que les hommes de jadis étaient des ignorants peuvent aller soutenir ce point de vue au Carlton Club. Qu'ils tirent donc en même temps argument de ce que les bas quartiers sont peuplés d'ignorants ! Cela ne nous convaincra pas. Si dans les affaires courantes nous attachons une si grande importance à l'opinion des hommes ordinaires quand elle se manifeste massivement, il n'y a pas de raison de dédaigner l'histoire ou la fable des hommes ordinaires de jadis. La Tradition étend le droit de suffrage au Passé. C'est le vote recueilli de la plus obscure de toutes les classes, celle de nos ancêtres. C'est la démocratie des morts. La tradition refuse de se soumettre à la petite oligarchie arrogante de ceux qui n'ont fait que de naître. Les démocrates n'admettent pas que des hommes soient disqualifiés du fait de leur naissance ; la tradition n'admet pas qu'ils le soient du fait de leur mort. La démocratie nous interdit de négliger l'opinion d'un honnête homme même s'il est notre valet de chambre. La tradition nous requiert de ne pas négliger l'opinion d'un honnête homme, même s'il est notre père. Moi, en tout cas, je ne peux séparer les deux idées : démocratie et tradition ; il me semble évident qu'elles sont une seule et même idée. Les morts siégeront dans nos conseils. Les anciens Grecs votaient avec des cailloux ; les morts voteront avec des pierres tombales. C'est tout à fait régulier et officiel : la plupart des pierres tombales, comme la plupart des bulletins de vote, sont marqués d'une croix.
Je dois le dire, si j'ai eu un préjugé, ce fut toujours un préjugé en faveur de la démocratie et donc de la tradition. (...) Par inclination je suis plus tenté d'accorder foi à la masse des travailleurs qu'à cette classe fermée de littérateurs ennuyeux à laquelle j'appartiens. Je vais jusqu'à préférer les caprices et les préjugés des gens qui voient la vie de l'intérieur aux démonstrations les plus claires de ceux qui la voient de l'extérieur. Je croirai toujours plus volontiers aux fables contées par des vieilles femmes qu'aux faits rapportés par des vieilles filles. Aussi longtemps que l'esprit est fécond, qu'il donne libre cours à sa fantaisie !

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Anna de Noailles (1876-1933).
Recueil : Le cœur innombrable (1901).

L'innocence.

Si tu veux nous ferons notre maison si belle
Que nous y resterons les étés et l'hiver !
Nous verrons alentour fluer l'eau qui dégèle,
Et les arbres jaunis y redevenir verts.

Les jours harmonieux et les saisons heureuses
Passeront sur le bord lumineux du chemin,
Comme de beaux enfants dont les bandes rieuses
S'enlacent en jouant et se tiennent les mains.

Un rosier montera devant notre fenêtre
Pour baptiser le jour de rosée et d'odeur ;
Les dociles troupeaux, qu'un enfant mène paître,
Répandront sur les champs leur paisible candeur.

Le frivole soleil et la lune pensive
Qui s'enroulent au tronc lisse des peupliers
Refléteront en nous leur âme lasse ou vive
Selon les clairs midis et les soirs familiers.

Nous ferons notre cœur si simple et si crédule
Que les esprits charmants des contes d'autrefois
Reviendront habiter dans les vieilles pendules
Avec des airs secrets, affairés et courtois.

Pendant les soirs d'hiver, pour mieux sentir la flamme,
Nous tâcherons d'avoir un peu froid tous les deux,
Et de grandes clartés nous danseront dans l'âme
À la lueur du bois qui semblera joyeux.

Émus de la douceur que le printemps apporte,
Nous ferons en avril des rêves plus troublants.
- Et l'Amour sagement jouera sur notre porte
Et comptera les jours avec des cailloux blancs...

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