jeudi 7 août 2014

Textes lus lors de notre 40ème veillée - 7 août 2014

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« L'égalité ne peut régner qu'en nivelant 
les libertés inégales de leur nature. »
CHARLES MAURRAS
                         
Simone Weil, L'Enracinement, « Le déracinement, la plus dangereuse maladie des sociétés humaines » (1943)
Anna de Noailles, Le cœur innombrable, « La vie profonde » (1901)
Frédéric Guillaud, « Pour mourir guéri, consultez un expert ! » (10 juillet 2014)
Nérée Beauchemin, Les floraisons matutinales, « À celle que j'aime » (1897)

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Simone Weil, L’Enracinement, « Le déracinement, la plus dangereuse maladie des sociétés humaines » (1943)

Il y a déracinement toutes les fois qu'il y a conquête militaire, et en ce sens la conquête est presque toujours un mal. Le déracinement est au minimum quand les conquérants sont des migrateurs qui s'installent dans le pays conquis, se mélangent à la population et prennent racine eux-mêmes. Tel fut le cas des Hellènes en Grèce, des Celtes en Gaule, des Maures en Espagne. Mais quand le conquérant reste étranger au territoire dont il est devenu possesseur, le déracinement est une maladie presque mortelle pour les populations soumises. Il atteint le degré le plus aigu quand il y a déportations massives (...), ou quand il y a suppression brutale de toutes les traditions locales (...).
Même sans conquête militaire, le pouvoir de l'argent et la domination économique peuvent imposer une influence étrangère au point de provoquer la maladie du déracinement. (...)
L'argent détruit les racines partout où il pénètre, en remplaçant tous les mobiles par le désir de gagner. Il l'emporte sans peine sur les autres mobiles parce qu'il demande un effort d'attention tellement moins grand. Rien n'est si clair et si simple qu'un chiffre. (...)
Le déracinement est de loin la plus dangereuse maladie des sociétés humaines, car il se multiplie lui-même. Des êtres vraiment déracinés n'ont guère que deux comportements possibles : ou ils tombent dans une inertie de l'âme presque équivalente à la mort, comme la plupart des esclaves au temps de l'Empire romain, ou ils se jettent dans une activité tendant toujours à déraciner, souvent par les méthodes les plus violentes, ceux qui ne le sont pas encore ou ne le sont qu'en partie. (...) Les Allemands, au moment où Hitler s’est emparé d’eux, étaient vraiment, comme il le répétait sans cesse, une nation de prolétaires, c’est-à-dire de déracinés ; l’humiliation de 1918, l’inflation, l’industrialisation à outrance et surtout l’extrême gravité de la crise de chômage avaient porté chez eux la maladie morale au degré d’acuité qui entraîne l’irresponsabilité. (...) Un arbre dont les racines sont presque entièrement rongées tombe au premier choc. Si la France a présenté un spectacle plus pénible qu’aucun autre pays d’Europe, c’est que la civilisation moderne avec ses poisons y était installée plus avant qu’ailleurs, à l’exception de l’Allemagne. Mais en Allemagne le déracinement avait pris la forme agressive, et en France il a pris celui de la léthargie et de la stupeur. (...)
Les conquêtes ne sont pas de la vie, elles sont de la mort au moment même où elles se produisent. Ce sont les gouttes de passé vivant qui sont à préserver jalousement, partout, à Paris ou à Tahiti indistinctement, car il n'y en a pas trop sur le globe entier.
Il serait vain de se détourner du passé pour ne penser qu'à l'avenir. C'est une illusion dangereuse de croire qu'il y ait même là une possibilité. L'opposition entre l'avenir et le passé est absurde. L'avenir ne nous apporte rien, ne nous donne rien ; c'est nous qui pour le construire devons tout lui donner, lui donner notre vie elle-même. Mais pour donner il faut posséder, et nous ne possédons d'autre vie, d'autre sève, que les trésors hérités du passé et digérés, assimilés, recréés par nous. De tous les besoins de l'âme humaine, il n'y en a pas de plus vital que le passé.
L'amour du passé n'a rien à voir avec une orientation politique réactionnaire.

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Anna de Noailles (1876-1933).
Recueil : Le cœur innombrable (1901).

La vie profonde.

Être dans la nature ainsi qu'un arbre humain,
Étendre ses désirs comme un profond feuillage,
Et sentir, par la nuit paisible et par l'orage,
La sève universelle affluer dans ses mains.

Vivre, avoir les rayons du soleil sur la face,
Boire le sel ardent des embruns et des pleurs,
Et goûter chaudement la joie et la douleur
Qui font une buée humaine dans l'espace.

Sentir, dans son cœur vif, l'air, le feu et le sang
Tourbillonner ainsi que le vent sur la terre ;
— S'élever au réel et pencher au mystère,
Être le jour qui monte et l'ombre qui descend.

Comme du pourpre soir aux couleurs de cerise,
Laisser du cœur vermeil couler la flamme et l'eau,
Et comme l'aube claire appuyée au coteau
Avoir l'âme qui rêve, au bord du monde assise...

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Progressisme

« Pour mourir guéri, consultez un expert ! », par Frédéric Guillaud (article paru dans Valeurs actuelles du 10 juillet 2014)

Frédéric Guillaud est philosophe. Dernier ouvrage paru : "Dieu existe, arguments philosophiques", aux éditions du Cerf (mai 2013).

            Aristote distinguait très bien "savoir que" de "savoir pourquoi". Les experts sont spécialistes du "savoir pourquoi", tandis que le bon sens populaire est généralement clairvoyant sur le "savoir que".

            Le bon sens sait par exemple que la méthode globale est inefficace pour apprendre à lire ; il sait que fumer des joints ne rend pas très vif ; que l'absence d'autorité sur un enfant conduit à des catastrophes. Quant à savoir le pourquoi profond de ces différentes vérités d'expérience, il ne s'en inquiète guère. C'est l'affaire des experts. Mais ce n'est pas grave, car ce qui est utile en politique, c'est surtout le "savoir que" ; cela suffit à construire une politique publique à peu près efficace.

            Oui, mais voilà le malheur : les experts ont pris le pouvoir ! Et le propre des experts est de ne reconnaître un fait qu'une fois découverte l'explication de ce fait. Autrement dit, le "savoir que" n'a aucune valeur pour eux tant qu'il n'est pas ramené au "savoir pourquoi". C'est absurde, mais c'est ainsi. Il s'agit d'une forme de superstition scientiste : tout ce dont on ne connaît pas la cause est réputé douteux.

            Ce travers est lourd de conséquences pour la conduite des affaires, car il exige un détour théorique aussi coûteux qu'inutile. Pire, il est nuisible, puisque, grosso modo, il faut attendre sur toute question que la science se soit prononcée avant de faire quelque chose : bref, on meurt guéri.

            Ceci explique pourquoi, dans les pays développés, nous lisons régulièrement dans les journaux des titres du genre : « C'est désormais prouvé : emprisonner les délinquants est efficace pour réduire la délinquance » ou « Une première : un laboratoire de neurosciences démontre que la méthode globale est inefficace et favorise la dyslexie ». La plupart des gens normaux, en lisant cela, se disent : "Mais ma grand-mère le disait déjà !"

            Voici le ridicule spécifique de notre situation. Tout le monde sait qu'il n'est pas très intelligent de fumer des pétards tous les jours ou de laisser courir les voyous. Mais le fonctionnement cognitif de nos sociétés nous oblige à un immense détour pour avoir droit de le dire, ce qui laisse le temps à l'idéologie progressiste de détruire la société. Rappelons que cette doctrine a pour programme de prendre le contre-pied systématique du bon sens de ma grand-mère. L'argument étant que si ça se faisait avant, c'est que c'était faux, puisque nous sommes emportés fatalement vers le progrès, qui consiste en la négation du passé.

            En France, la gestion calamiteuse de l'instruction publique, de la justice pénale ou de la politique familiale permettent d'observer les conséquences de ce dysfonctionnement intellectuel. Sur toutes ces questions, le "savoir que" a tout dit, et bien dit, depuis très longtemps. Mais il a fallu attendre que les experts nous disent le pourquoi. C'est fait. Mais il est trop tard.

            Voilà pourquoi la France était mieux gouvernée par le bon sens supérieur d'Henri IV qu'elle ne l'est aujourd'hui par des régiments de statisticiens et de sociologues.

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Nérée Beauchemin (1850-1931).
Recueil : Les floraisons matutinales (1897).

À celle que j'aime.

Dans ta mémoire immortelle,
Comme dans le reposoir
D'une divine chapelle,
Pour celui qui t'est fidèle,
Garde l'amour et l'espoir.

Garde l'amour qui m'enivre,
L'amour qui nous fait rêver ;
Garde l'espoir qui fait vivre ;
Garde la foi qui délivre,
La foi qui nous doit sauver.

L'espoir, c'est de la lumière,
L'amour, c'est une liqueur,
Et la foi, c'est la prière.
Mets ces trésors, ma très chère,
Au plus profond de ton cœur.


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