Si vous le souhaitez, vous pouvez lire notre page en écoutant de la musique
(fichier téléchargeable)
Alfred de Vigny, Les Destinées, La Mort du Loup (1838)
Fabrice Hadjadj, « Aujourd'hui, il ne suffit plus de transformer le monde ; avant tout, il faut le préserver » (2013)
Fabrice Hadjadj, « Aujourd'hui, il ne suffit plus de transformer le monde ; avant tout, il faut le préserver » (2013)
Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, Hymne à la Beauté (1857)
======================================================================================
LA MORT DU LOUP
Les nuages
couraient sur la lune enflammée
Comme sur
l’incendie on voit fuir la fumée,
Et les bois
étaient noirs jusques à l’horizon.
Nous marchions
sans parler, dans l’humide gazon,
Dans la bruyère
épaisse et dans les hautes brandes,
Lorsque, sous
des sapins pareils à ceux des Landes,
Nous avons
aperçu les grands ongles marqués
Par les loups
voyageurs que nous avions traqués.
Nous avons
écouté, retenant notre haleine
Et le pas
suspendu. - Ni le bois ni la plaine
Ne poussait un
soupir dans les airs ; seulement
La girouette en
deuil criait au firmament ;
Car le vent,
élevé bien au-dessus des terres,
N'effleurait de
ses pieds que les tours solitaires,
Et les chênes
d'en bas, contre les rocs penchés,
Sur leurs coudes
semblaient endormis et couchés.
Rien ne
bruissait donc, lorsque, baissant la tête,
Le plus vieux
des chasseurs qui s’étaient mis en quête
A regardé le
sable en s’y couchant ; bientôt,
Lui que jamais
ici l'on ne vit en défaut,
A déclaré tout
bas que ces marques récentes
Annonçaient la
démarche et les griffes puissantes
De deux grands
loups-cerviers et de deux louveteaux.
Nous avons tous
alors préparé nos couteaux,
Et, cachant nos
fusils et leurs lueurs trop blanches,
Nous allions pas
à pas en écartant les branches.
Trois s’arrêtent,
et moi, cherchant ce qu’ils voyaient,
J’aperçois tout
à coup deux yeux qui flamboyaient,
Et je vois
au-delà quatre formes légères
Qui dansaient
sous la lune au milieu des bruyères,
Comme font
chaque jour, à grand bruit sous nos yeux,
Quand le maître
revient, les lévriers joyeux.
Leur forme était
semblable et semblable la danse ;
Mais les enfants
du loup se jouaient en silence,
Sachant bien
qu’à deux pas, ne dormant qu’à demi,
Se couche dans
ses murs l’homme, leur ennemi.
Le père était
debout, et plus loin, contre un arbre,
Sa louve
reposait comme celle de marbre
Qu’adoraient les
Romains, et dont les flancs velus
Couvaient les
demi-dieux Rémus et Romulus.
Le Loup vient et
s’assied, les deux jambes dressées
Par leurs ongles
crochus dans le sable enfoncées.
Il s’est jugé
perdu, puisqu’il était surpris,
Sa retraite
coupée et tous ses chemins pris ;
Alors il a
saisi, dans sa gueule brûlante,
Du chien le plus
hardi la gorge pantelante
Et n’a pas
desserré ses mâchoires de fer,
Malgré nos coups
de feu qui traversaient sa chair
Et nos couteaux
aigus qui, comme des tenailles,
Se croisaient en
plongeant dans ses larges entrailles,
Jusqu’au dernier
moment où le chien étranglé,
Mort longtemps
avant lui, sous ses pieds a roulé.
Le Loup le
quitte alors et puis il nous regarde.
Les couteaux lui
restaient au flanc jusqu’à la garde,
Le clouaient au
gazon tout baigné dans son sang ;
Nos fusils
l’entouraient en sinistre croissant.
Il nous regarde
encore, ensuite il se recouche,
Tout en léchant
le sang répandu sur sa bouche,
Et, sans daigner
savoir comment il a péri,
Refermant ses
grands yeux, meurt sans jeter un cri.
II
J’ai reposé mon
front sur mon fusil sans poudre,
Me prenant à
penser, et n’ai pu me résoudre
A poursuivre sa
Louve et ses fils qui, tous trois,
Avaient voulu
l’attendre, et, comme je le crois,
Sans ses deux
louveteaux la belle et sombre veuve
Ne l’eût pas
laissé seul subir la grande épreuve ;
Mais son devoir
était de les sauver, afin
De pouvoir leur
apprendre à bien souffrir la faim,
A ne jamais
entrer dans le pacte des villes
Que l’homme a
fait avec les animaux serviles
Qui chassent
devant lui, pour avoir le coucher,
Les premiers
possesseurs du bois et du rocher.
III
Hélas ! ai-je
pensé, malgré ce grand nom d’Hommes,
Que j’ai honte
de nous, débiles que nous sommes !
Comment on doit
quitter la vie et tous ses maux,
C’est vous qui
le savez, sublimes animaux !
A voir ce que
l’on fut sur terre et ce qu’on laisse,
Seul le silence
est grand ; tout le reste est faiblesse.
- Ah ! je t’ai
bien compris, sauvage voyageur,
Et ton dernier
regard m’est allé jusqu’au cœur !
Il disait : « Si
tu peux, fais que ton âme arrive,
A force de
rester studieuse et pensive,
Jusqu’à ce haut
degré de stoïque fierté
Où, naissant
dans les bois, j’ai tout d’abord monté.
Gémir, pleurer,
prier est également lâche.
Fais
énergiquement ta longue et lourde tâche
Dans la voie où
le Sort a voulu t’appeler,
Puis après,
comme moi, souffre et meurs sans parler. »
Alfred de
Vigny, Les Destinées
***************
Fabrice Hadjadj,
« Aujourd’hui, il ne suffit plus de transformer le monde ; avant tout, il faut
le préserver » (2013)
Je songe à ces
mots de Günther Anders dans un entretien qu’il donnait vers la fin de sa vie.
Il avait été marxiste, mais voici que sa lucidité sur notre époque l’obligeait
à dire :
« C’en est arrivé à un tel point que je
voudrais déclarer que je suis un « conservateur » en matière d’ontologie, car
ce qui importe aujourd’hui, pour la première fois, c’est de conserver le monde
absolument comme il est […]. Il y a la célèbre formule de Marx :
Les philosophes n’ont fait
qu’interpréter le monde de diverses manières, ce qui importe, c’est de le
transformer.
Mais maintenant, elle est dépassée.
Aujourd’hui, il ne suffit plus de transformer le monde ; avant tout, il faut le
préserver. »
L’« aujourd’hui
» qui se trouve dans notre question résonne dans cette dernière phrase, avec sa
conscience de ce qui arrive « pour la première fois » dans l’histoire de
l’humanité :
Aujourd’hui, il ne suffit plus de transformer
le monde ; avant tout, il faut le préserver.
Préserver le
foot, les macaronis, un poème de Leopardi, le mariage de l’homme et de la
femme, la naissance de leur petit, serait-il handicapé ou, plus tragiquement,
voué à devenir inspecteur des finances… Devant la destruction prochaine, tout
ce quotidien demande à être reçu avec gratitude, avec le sens aigu que cela
nous est donné comme une grâce, c’est-à-dire avec un regard sur le mystère de
notre existence – notez qu’Anders emploie le mot ontologie -, une parole sur le
miracle de toute vie précaire, qui doit desceller à nouveau nos lèvres dans la
prière et dans le chant. Et c’est pourquoi la possibilité de la destruction
totale qui menace notre parole offre aussi à notre parole l’occasion de recouvrer
sa profondeur […].
Anders oppose «
conserver » le monde et le « transformer », parce qu’il ne songe qu’à la
transformation utopique ou prométhéenne. En vérité, aujourd’hui, la
conservation suppose une transformation – du cœur. La conservation exige une
conversion.
***************
Charles
Baudelaire, Les Fleurs du Mal, Hymne à la beauté (1857)
Viens-tu du ciel
profond ou sors-tu de l’abîme,
Ô beauté ? Ton
regard infernal et divin
Verse
confusément le bienfait et le crime,
Et l’on peut
pour cela te comparer au vin.
Tu contiens dans
ton œil le couchant et l’aurore ;
Tu répands des
parfums comme un soir orageux ;
Tes baisers sont
un philtre et ta bouche une amphore
Qui font le
héros lâche et l’enfant courageux.
Sors-tu du
gouffre noir ou descends-tu des astres ?
Le destin charmé
suit tes jupons comme un chien ;
Tu sèmes au
hasard la joie et les désastres,
Et tu gouvernes
tout et ne réponds de rien.
Tu marches sur
des morts, beauté, dont tu te moques ;
De tes bijoux
l’horreur n’est pas le moins charmant,
Et le meurtre,
parmi tes plus chères breloques,
Sur ton ventre
orgueilleux danse amoureusement.
L’éphémère
ébloui vole vers toi, chandelle,
Crépite, flambe
et dit : « Bénissons ce flambeau ! »
L’amoureux
pantelant, incliné sur sa belle,
A l’air d’un
moribond caressant son tombeau.
Que tu viennes
du ciel ou de l’enfer, qu’importe,
Ô beauté,
monstre énorme, effrayant, ingénu !
Si ton œil, ton
souris, ton pied, m’ouvrent la porte
D’un infini que
j’aime et n’ai jamais connu ?
De Satan ou de
Dieu, qu’importe ? Ange ou sirène,
Qu’importe, si
tu rends, – fée aux yeux de velours,
Rythme, parfum,
lueur, ô mon unique reine ! –
L’univers moins
hideux et les instants moins lourds.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire