jeudi 21 août 2014

Textes lus lors de notre 41ème veillée - 21 août 2014

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« La famille sera toujours la base des sociétés. »
HONORÉ DE BALZAC
                         
Jacques Froissart, « Dernière lettre d'un soldat » (1918)
Paul Johnson, Le grand mensonge des intellectuels - Vices privés et vertus publiques, Avant-propos (1993)
Charles Péguy, « La fin de l'histoire » (25 octobre 1904)
Sully Prudhomme, Stances et poèmes, « Ma fiancée » (1865)

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Dernière lettre d'un soldat
Jacques Georges Maries Froissart avait 17 ans en 1914. Fils d'un avocat parisien, et engagé volontaire à la fin du moi d'avril 1916, il fut d'abord téléphoniste puis aspirant dans l'artillerie au 217ème RAC (Régiment d'Artillerie de Campagne). Jacques tomba le 14 septembre 1918 d'un éclat d'obus reçu en plein cœur.
Mes chers parents,
Lorsque vous lirez cette lettre, Dieu m'aura fait l'honneur de m'accorder la sacrée mort que je pouvais souhaiter, celle du soldat et du chrétien.
Que ce soit sur un champ de bataille ou dans un lit d'hôpital, je l'accepte comme dès le premier jour où je voulus m'engager. J'en accepte l'idée sans regrets et sans tristesse. Je ne peux pas vous dire de ne pas pleurer, car je sais la douleur que vous causera ma disparition, mais ne regardez point la terre qui me recouvrira. Levez les yeux vers le ciel où Dieu me jugera et me donnera la place que j'aurai méritée.
Priez pour moi, car j'ai été loin d'être parfait. D'où je serai, près des chers morts que j'aurai été rejoindre, je ne vous oublierai pas.
C'est vous qui m'avez fait ce que je suis devenu ; que cette idée vous console et qu'elle vous encourage à faire de celle que vous m'aviez donné mission de garder et de protéger à vos côtés une femme qui soit digne d'être votre fille. Lorsque je ne serai plus là, qu'elle sache combien je l'ai aimée. Parlez-lui quelquefois de moi.
J'avais l'ambition d'accomplir dans la vie une mission que je m'étais tracée, celle d'être le guide, le flambeau dont a parlé Claude Bernard, celui qui peut être fier d'avoir vécu pour les autres en leur enseignant les principes droits par la parole et par la plume. Je voulais écrire parce que c'était à mes yeux la plus noble profession et je voulais vivre pour suivre la voie que ma conscience m'indiquait, mais, vous avez le droit de le savoir, d'autres étaient plus utiles que moi, soit que chefs de famille ils eussent déjà créé alors que je n'étais que le futur, soit que ministres du Christ, ils fussent appelés à façonner des hommes, à créer des Français et des Chrétiens. Pour eux, j'ai offert à Dieu le Sacrifice de ma vie. J'ai chaque soir prié pour que la mort les épargne en me frappant, et mourir pour eux est presque trop beau pour moi puisque j'ai conscience de ne les valoir pas.
Jacques FROISSART
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Paul JOHNSON, LE GRAND MENSONGE DES INTELLECTUELS - Vices privés et vertus publiques, Avant-propos (1993)
Depuis deux cents ans, l’influence des intellectuels n’a cessé de croître. L’essor de l’intellectuel laïque est un trait essentiel du monde moderne et, dans l’Histoire, un phénomène nouveau. Dans leurs précédentes incarnations, les intellectuels – prêtres, scribes ou prophètes – s’étaient attribué d’emblée le rôle de guides de la société. Mais les innovations morales et idéologiques de ces gardiens de cultures hiératiques, primitives ou évoluées, étaient limitées par une autorité extérieure et l’héritage de la tradition. Ils n’étaient pas, ne pouvaient être, des esprits libres ou des aventuriers de la pensée.
Avec le déclin du pouvoir clérical, le XVIIIe siècle vit émerger un nouveau type de mentor. L’intellectuel laïque pouvait être déiste, sceptique ou athée. Mais à l’exemple de tout pontife ou prêtre, il s’empressa d’expliquer au genre humain comment mener ses affaires. Il proclama pour commencer sa dévotion particulière aux intérêts de l’humanité et son devoir évangélique de les favoriser grâce à son enseignement. Ne se sentant lié à aucune religion révélée, il appliqua à cette tâche une approche beaucoup plus radicale que ses prédécesseurs. La sagesse collective du passé, l’héritage de la religion, les prescriptions de l’expérience ancestrale étaient faits pour être observés de façon sélective ou rejetés en bloc : au sens commun de chacun d’en décider. Pour la première fois dans l’histoire humaine, avec une confiance, une audace grandissantes, des hommes se prétendirent capables de diagnostiquer les maux de la société, de les guérir à l’aide de leur propre intelligence et, mieux encore, d’améliorer le comportement des êtres humains. Contrairement à leurs prédécesseurs, ils n’étaient plus les serviteurs et les interprètes des dieux, mais leurs substituts. Leur héros fut Prométhée, qui vola le feu céleste et l’apporta sur terre.
Les nouveaux intellectuels laïques – c’est un de leurs traits marquants – enquêtèrent avec délectation sur la religion et ses protagonistes puis les soumirent à une critique minutieuse : les religions s’étaient-elles révélées bénéfiques ou nuisibles pour l’humanité ? Ces papes, ces pasteurs, dans quelle mesure avaient-ils vécu selon leurs préceptes de pureté, de vérité, de charité et de bonté ? Et les verdicts tombèrent, sévères, sur les Églises et le clergé.
À présent, après deux siècles de déclin de la religion au cours desquels le rôle des intellectuels n’a cessé de grandir, jusqu’à modeler nos attitudes et nos institutions, il est temps d’enquêter sur leur conduite, à la fois publique et privée. Je me suis attaché surtout au crédit moral et au discernement qu’il convient d’accorder aux intellectuels qui prétendirent enseigner aux hommes comment se comporter. Quelle fut leur vie personnelle ? Se sont-ils conduits avec loyauté en famille, avec leurs amis, leurs collaborateurs ? Étaient-ils honnêtes dans leur vie sexuelle, leurs affaires d’argent ? Disaient-ils, écrivaient-ils la vérité ? Dans quelle mesure leurs propres systèmes avaient-ils résisté à l’épreuve du temps et de la pratique ?
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La fin de l'histoire
On sait aujourd’hui, on a reconnu, généralement, que la plupart des idées et des thèses prétendues positives ou positivistes recouvrent des idées et des thèses métaphysiques mal dissimulées ; cette idée de Renan, que nous considérons en bref aujourd’hui, qui paraît une idée historique modeste purement et simplement, cette idée que l’histoire touche à son aboutissement et à sa clôture, implique au fond une idée hautement et orgueilleusement métaphysique, extrêmement affirmée, portant sur l’humanité  même ; elle implique cette idée que l’humanité moderne est la dernière humanité, que l’on n’a jamais rien fait de mieux, dans le genre, que l’on ne fera jamais rien de mieux, qu’il est inutile d’insister, que le monde moderne est le dernier des mondes, que l’homme et que la nature a dit son dernier mot.
Incroyable naïveté savante, orgueil enfantin des doctes et des avertis ; l’humanité a presque toujours cru qu’elle venait justement de dire son dernier mot ; l’humanité a toujours pensé qu’elle était la dernière et la meilleure humanité, qu’elle avait atteint sa forme, qu’il allait falloir fermer, et songer au repos de béatitude ; ce qui est intéressant, ce qui est nouveau, ce n’est point qu’une humanité après tant d’autres, ce n’est point que l’humanité moderne ait cru, à son tour, qu’elle était la meilleure et la dernière humanité ; ce qui est intéressant, ce qui est nouveau, c’est que l’humanité moderne se croyait bien gardée contre de telles faiblesses par sa science, par l’immense amassement de ses connaissances, par la sûreté de ses méthodes ; jamais on ne vit aussi bien que la science ne fait pas la philosophie, et la vie, et la conscience ; tout armé, averti, gardé que fût le monde moderne, c’est justement dans la plus vieille erreur humaine qu’il est tombé, comme par hasard, et dans la plus commune ; les propositions les plus savamment formulées reviennent au même que les anciens premiers balbutiements ; et de même que les plus grands savants du monde, s’ils ne sont pas des cabotins, devant l’amour et devant la mort demeurent stupides et désarmés comme les derniers des misérables, ainsi la mère humanité, devenue la plus savante du monde, s’est retrouvée stupide et désarmée devant la plus vieille erreur du monde ; comme au temps des plus anciens dieux elle a mesuré les formes de civilisation atteintes, et elle a estimé que ça n’allait pas trop mal, qu’elle était, qu’elle serait la dernière et la meilleure humanité, que tout allait se figer dans la béatitude éternelle d’une humanité Dieu.
Charles PÉGUY, Cahiers de la Quinzaine, 25 octobre 1904, à propos du livre L’avenir de la science d’Ernest Renan, paru en 1890.
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René-François Sully Prudhomme (1839-1907).
Recueil : Stances et poèmes (1865).

Ma fiancée.

L'épouse, la compagne à mon cœur destinée,
            Promise à mon jeune tourment,
Je ne la connais pas, mais je sais qu'elle est née ;
            Elle respire en ce moment.

Son âge et ses devoirs lui font la vie étroite ;
            Sa chambre est un frais petit coin ;
Elle y prend sa leçon, bien soumise et bien droite,
            Et sa mère n'est jamais loin.

Ma mère, parlez-lui du bon Dieu, de la Vierge
            Et des saints tant qu'il lui plaira ;
Oui, rendez-la timide, et qu'elle brûle un cierge
            Quand le tonnerre grondera.

Je veux, entendez-vous, qu'elle soit grave et tendre,
            Qu'elle chérisse et qu'elle ait peur ;
Je veux que tout mon sang me serve à la défendre,
            À la caresser de tout mon cœur.

Déjà dans l'inconnu je t'épouse et je t'aime,
            Tu m'appartiens dès le passé,
Fiancée invisible et dont j'ignore même
            Le nom sans cesse prononcé.

À défaut de mes yeux, mon rêve te regarde,
            Je te soigne et te sers tout bas :
« Que veux-tu ? Le voici. Couvre-toi bien, prends garde
            Au vent du soir, et ne sors pas. »

Pour te sentir à moi je fais un peu le maître,
            Et je te gronde avec amour ;
Mais j'essuie aussitôt les pleurs que j'ai fait naître,
            Implorant ma grâce à mon tour.

Tu t'assiéras, l'été, bien loin, dans la campagne,
            En robe claire, au bord de l'eau.
Qu'il est bon d'emporter sa nouvelle compagne
            Tout seul dans un pays nouveau !

Et dire que ma vie est cependant déserte,
            Que mon bonheur peut aujourd'hui
Passer tout près de moi dans la foule entr'ouverte
            Qui se refermera sur lui,

Et que déjà peut-être elle m'est apparue,
            Et j'ai dit : « La jolie enfant ! »
Peut-être suivons-nous toujours la même rue,
            Elle derrière et moi devant.

Nous pourrons nous croiser en un point de l'espace,
            Sans nous sourire, bien longtemps,
Puisqu'on n'oserait dire à la vierge qui passe :
            « Ô Vous êtes celle que j'attends. »

Un jour, mais je sais trop ce que l'épreuve en coûte,
            J'ai cru la voir sur mon chemin,
Et j'ai dit : « C'est bien vous. » Je me trompais sans doute,
            Car elle a retiré sa main.

Depuis lors, je me tais ; mon âme solitaire
            Confie au Dieu qui sait unir
Par les souffles du ciel les plantes sur la terre
            Notre union dans l'avenir.

À moins que, me privant de la jamais connaître,
            La mort déjà n'ait emporté
Ma femme encore enfant, toi qui naissais pour l'être
            Et ne l'auras jamais été.


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