jeudi 4 septembre 2014

Textes lus lors de notre 42ème veillée - 4 septembre 2014

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« L'avenir ne nous apporte rien, ne nous donne rien ;
c'est nous qui, pour le construire, devons tout lui donner,
lui donner notre vie elle-même »
SIMONE WEIL
                         
Rémi Sentis, « "Morale" ministérielle et égalité des droits » (2014)
Victor Hugo, Les contemplations, « Quand nous habitions tous ensemble » (1844)
Pierre Manent, « Les liens humains » (2013)
Nérée Beauchemin, Patrie intime, « Crépuscule rustique » (1928)

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“Morale” ministérielle et égalité des droits
Par Rémi Sentis (tribune parue dans Valeurs actuelles du 17 juillet 2014)
Rémi Sentis est président de la fédération des associations familiales catholiques des Hauts-de-Seine.
C’est le 3 juillet, en catimini, que le projet de programme “d’enseignement moral et civique” (EMC) devant être appliqué à la rentrée 2015 a été dévoilé par Benoît Hamon. Il s’agit d’amener « à penser et à agir par soi-même et avec les autres […] ; à comprendre le bien-fondé des règles régissant les comportements individuels et collectifs, à y obéir […] ; à reconnaître le pluralisme des opinions, des convictions, des croyances et des modes de vie ; à construire du lien social et politique ». L’absence de distinction entre le domaine moral et le domaine civique et légal est totale. Et dans les « connaissances » qui doivent être enseignées, on ne retrouve jamais de référence au bien ou au mal, uniquement au juste et à l’injuste.
Dès le CP, on parle des droits et devoirs « de la personne, de l’élève, du citoyen », la principale illustration concernant « les droits égaux des garçons et des filles dans toutes les situations » ; parmi les « connaissances », on note « la tolérance […] les atteintes à la personne d’autrui (racisme, sexisme, xénophobie, homophobie, harcèlement), […] la charte de la laïcité à l’école, […] la sensibilisation à l’injustice et aux préjugés ». Ainsi, grâce à la lutte contre l’homophobie, on pourra présenter la dualité des sexes comme une simple convention sociale. Et sera disqualifiée toute affirmation selon laquelle l’enfant doit pouvoir bénéficier de l’altérité sexuelle de ses parents.
Pour les plus grands, c’est la continuité ; au collège on mentionne « l’égalité et la non-discrimination, […] la dimension biologique de la diversité humaine, sa dimension culturelle, l’expression littéraire de l’inégalité et de l’injustice ». Derrière cette dimension biologique de la diversité, ne se cache-t-il pas une remise en cause de l’affirmation simple de la dualité des sexes ?
Par ailleurs, il est prévu que les futurs maîtres suivent une formation spécifique. L’EMC « a un contenu spécifique clairement identifié et suppose […] l’appropriation des concepts qui l’organisent (autonomie, norme, égalité des droits, citoyenneté, laïcité…), l’initiation aux grands courants de la philosophie morale et aux théories psychologiques du développement moral ».
Outre une légitime interrogation sur lesdites théories, ici transparaît clairement l’idéologie de l’égalité des droits selon laquelle chaque individu (dont le sexe n’est qu’une caractéristique assignée à la naissance) aurait le droit de remplir n’importe quel rôle vis-à-vis de la société et donc de la filiation. Cette conception de l’égalité conduit à l’indifférenciation (en particulier celle des sexes), elle est étrangère à l’idée chrétienne d’égalité (l’égale dignité de tous les hommes devant Dieu) comme à celle de la Déclaration des droits de 1789, qui, elle, fait référence à l’égalité devant la loi.
La partie morale de l’EMC se réduit à la tolérance et à la non-discrimination, elle est en fait une roue de secours d’un enseignement civique dont les buts sont de démontrer la justesse des lois actuelles et d’interdire de contester la valeur de l’égalité des droits. Le texte avertit d’ailleurs qu’on ne pourra permettre « une réticence, voire une abstention, dans l’affirmation des valeurs transmises. Les enseignants et les personnels d’éducation sont au contraire tenus de promouvoir ces valeurs dans tous les enseignements et dans toutes les dimensions de la vie scolaire ».
Après un simulacre de concertation, les programmes officiels seront validés et en mai prochain les collèges n’auront le choix qu’entre cinq ou six manuels d’EMC faisant de la surenchère dans le “bien-pensant”.
Cette morale ministérielle a clairement peu de rapport avec celle que les parents veulent transmettre à leurs enfants. Ne va-t-on pas opérer un grand écart dont les élèves seront les victimes ? L’enseignement catholique pourra-t-il manifester son désaccord avec l’EMC, dont le contenu est en opposition avec la morale qu’il essaye de faire passer dans ses cours de catéchèse ? En vertu du caractère propre dont il bénéficie, il en a le pouvoir. Cela permettra peut-être par ricochet de soulever la chape bien-pensante qui est en train de s’abattre sur l’enseignement public.
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Victor Hugo (1802-1885).
Recueil : Les contemplations (1856).

Quand nous habitions tous ensemble.

Quand nous habitions tous ensemble
Sur nos collines d'autrefois,
Où l'eau court, où le buisson tremble,
Dans la maison qui touche aux bois,

Elle avait dix ans, et moi trente ;
J'étais pour elle l'univers.
Oh ! comme l'herbe est odorante
Sous les arbres profonds et verts !

Elle faisait mon sort prospère,
Mon travail léger, mon ciel bleu.
Lorsqu'elle me disait : Mon père,
Tout mon cœur s'écriait : Mon Dieu !

À travers mes songes sans nombre,
J'écoutais son parler joyeux,
Et mon front s'éclairait dans l'ombre
À la lumière de ses yeux.

Elle avait l'air d'une princesse
Quand je la tenais par la main.
Elle cherchait des fleurs sans cesse
Et des pauvres dans le chemin.

Elle donnait comme on dérobe,
En se cachant aux yeux de tous.
Oh ! la belle petite robe
Qu'elle avait, vous rappelez-vous ?

Le soir, auprès de ma bougie,
Elle jasait à petit bruit,
Tandis qu'à la vitre rougie
Heurtaient les papillons de nuit.

Les anges se miraient en elle.
Que son bonjour était charmant !
Le ciel mettait dans sa prunelle
Ce regard qui jamais ne ment.

Oh ! je l'avais, si jeune encore,
Vue apparaître en mon destin !
C'était l'enfant de mon aurore,
Et mon étoile du matin !

Quand la lune claire et sereine
Brillait aux cieux, dans ces beaux mois,
Comme nous allions dans la plaine !
Comme nous courions dans les bois !

Puis, vers la lumière isolée
Étoilant le logis obscur,
Nous revenions par la vallée
En tournant le coin du vieux mur ;

Nous revenions, cœurs pleins de flamme,
En parlant des splendeurs du ciel.
Je composais cette jeune âme
Comme l'abeille fait son miel.

Doux ange aux candides pensées,
Elle était gaie en arrivant... -
Toutes ces choses sont passées
Comme l'ombre et comme le vent !

À Villequier, le 4 septembre 1844.

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« Les liens humains » par Pierre Manent, de l'École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS)
POUR DÉFENDRE LA LOI NATURELLE
« La notion de loi naturelle est aujourd’hui discréditée. Elle est pourtant indispensable pour donner sens au monde humain, et agir raisonnablement dans ce monde. L’idée aujourd’hui triomphante, l’idée flatteuse, exaltante et en même temps presque puérile, est que les êtres humains sont les auteurs exclusifs de la loi qui règle leur action. Celle-ci, dit-on, ne saurait s’appuyer sur aucune réalité indépendante de la volonté humaine, que ce soit Dieu ou la nature. Le progrès irréversible de l’homme moderne, pensons-nous, a consisté à passer de l’hétéronomie à l’autonomie, de la règle gagée sur autre chose que la volonté humaine à la règle résultant exclusivement de la volonté humaine. Or, tout cela qui aux yeux de beaucoup est l’évidence même, se révèle en réalité comme une construction d’une extrême fragilité.
 ON NE PEUT SE PASSER D’UNE RÉFÉRENCE À LA NATURE
La première chose à remarquer est la suivante : ceux mêmes qui écartent, méprisent, ridiculisent la notion de nature comme norme de l’action humaine ne peuvent s’en passer. Il est impossible de commencer à dire quelque chose sur les êtres humains sans dire quelque chose sur leur nature. La philosophie individualiste des droits de l'homme, celle qui règne, et qui rejette avec tant de mépris la notion de loi naturelle, repose elle aussi sur une certaine idée de la nature humaine. Dire que nous sommes des individus titulaires de droits, c'est dire que ces droits nous appartiennent par nature, qu'ils ne résultent donc pas de l'arbitraire humain, et que nul arbitraire humain ne peut nous en priver. Ces droits nous appartiennent dès lors que nous naissons à la vie, et on ne peut nous les enlever qu’en nous enlevant la vie. Les droits de l’homme sont des droits naturels.
LES LIENS HUMAINS NE SONT PAS MOINS NATURELS QUE LES ÊTRES HUMAINS
En revanche, pour l’individualisme, et c’est sur ce point qu’il entend effectivement se séparer de toute idée de nature, les liens humains, eux, à la différence des droits, ne sont pas naturels. Ils sont artificiels, œuvres des hommes, que les hommes peuvent défaire après les avoir formés. Telle est donc la doctrine de l’individualisme moderne : les hommes sont des individus naturels qui nouent entre eux des liens artificiels. La divergence entre la doctrine individualiste et la doctrine catholique, qui toutes deux reposent également sur une certaine idée de la nature humaine, cette divergence réside en ceci que, pour la doctrine catholique, les liens entre les êtres humains ne sont pas moins naturels que les individus eux-mêmes, et que donc, les liens humains aussi ont une nature qui résiste à l’arbitraire humain, à l’arbitraire des lois humaines.
LA LOI EST LA RÈGLE QUI CONDUIT NOTRE NATURE VERS SON BIEN
« C’est impossible ! » s’écrit l’individualisme régnant. « C’est impossible puisque les lois sont évidemment faites par les hommes ! ». Les lois sont faites par les hommes, certes. Mais elles ne sont pas faites dans le vide, elles ne sont pas faites pour rien, elles sont faites pour le bien des hommes. Et le bien des hommes ne peut être conçu sans référence à leur nature, à la nature humaine. Dès lors, qu’est-ce que la loi naturelle ? C’est la règle qui conduit notre nature vers son bien. Règle qui est découverte et éprouvée au cours de l’expérience humaine si du moins on prend la peine d’examiner celle-ci de la manière la plus lucide et la plus consciencieuse.
La vie humaine est inintelligible si l’on n’y discerne pas les biens et les liens dans lesquels notre nature s’éprouve et se déploie. Liens familiaux, sociaux, politiques, religieux. Liens religieux : s’il y a un Dieu, Père des hommes, il faut bien qu’Il nous ait donné, qu’Il ait donné à notre nature les règles, les prises pour nous approcher de Lui. Liens sociaux et politiques : quoi de plus naturel que la sociabilité humaine, que le vivre ensemble amical. L’amitié est un lien et un bien inscrit dans notre nature. Liens familiaux : les êtres humains naissent et meurent et ils s’unissent pour faire des enfants. La naissance, la mort, la différence sexuelle et la différence des générations sont autant d’articulations naturelles du monde humain, naturelles puisque nous n’avons aucun pouvoir sur elles. Nous pouvons regimber, rêver, prétendre… la vie humaine continuera d’être ordonnée et de trouver sens selon la naissance et la mort et selon la différence des sexes et des générations.
LES DROITS NE REMPLACENT PAS LES BIENS
L’égalité des droits est précieuse car elle motive l’effort pour élargir le plus possible l’accès aux biens humains. Mais les droits ne remplacent pas les biens. Pour qu’il y ait des droits, il faut qu’il y ait des biens. Et ces biens, nous ne pouvons pas nous les donner à nous-mêmes, nous devons les recevoir de la nature. Nous pouvons choisir nos amis, mais la capacité d’être ami, nous la recevons de la nature et de l’amitié de son auteur. La tentation aujourd’hui est d’oublier que les biens humains sont reçus avant d’être voulus. La tentation aujourd’hui est de construire une immense machine, lois et techniques, qui distribuerait les biens comme si l’homme pouvait les produire, c’est-à-dire produire sa nature. Vaine entreprise qui ne peut amener qu’un ordre social parodique, mais sous la tyrannie de la loi, la générosité de la nature reste intacte. »
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Nérée Beauchemin (1850-1931).
Recueil : Patrie intime (1928).

Crépuscule rustique.

La profondeur du ciel occidental s'est teinte
D'un jaune paille mûre et feuillage rouillé,
Et, tant que la lueur claire n'est pas éteinte,
Le regard qui se lève est tout émerveillé.

Les nuances d'or clair semblent toutes nouvelles.
Le champ céleste ondule et se creuse en sillons,
Comme un chaume, où reluit le safran des javelles
Qu'une brise éparpille, et roule en gerbillons.

Chargé des meules d'ambre, où luit, par intervalle,
Le reflet des rayons amortis du soleil,
Le nuage, d'espace en espace, dévale,
Traîne, s'enfonce, plonge à l'horizon vermeil.

Mais l'ombre, lentement, traverse la campagne,
Et glisse, à vol léger, au fond des plaines d'or.
Septembre, glorieux, derrière la montagne,
A roulé, pour la nuit, le char de Messidor.



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