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Paul Eluard, « Bonne justice »
Serge Carfantan, « Le conditionnement collectif »
René-Guy Cadou, « Pleine poitrine » (1946)
Chantal Delsol,
« L'épopée de l'émancipation »
« Je me demande
bien dans quel genre d’histoire nous sommes tombés… », disait ce personnage du Seigneur
des anneaux.
Ce qui nous
arrive aujourd’hui : une des péripéties de l’épopée de l’Émancipation. Notre
culture cherche depuis toujours à libérer les humains de ce qui les opprime :
et toute la question est d’identifier les oppressions… c’est là qu’apparaissent
les conflits. Votre mouvement en est l’acteur et le témoin. Je veux dire que personne
ne peut refuser l’émancipation. Les humains sont des créatures métamorphiques,
et nous passons nos siècles à tenter d’améliorer le monde. Bien sûr on peut
débattre pour savoir si cela est simplement humain ou davantage
européen/occidental. Que cela se développe en Occident, c’est une certitude.
Mais l’attrait de l’émancipation occidentale dans tous les pays où elle est
connue, montre que sans doute il s’agit là d’un désir proprement humain, celui
d’acquérir davantage d’autonomie. Cicéron disait que les peuples passent
volontiers de la dictature à la république, mais n’accomplissent pas volontiers
le chemin inverse – en général il faut les forcer.
En France on a
souvent tendance à croire que le mouvement d’émancipation commence avec la
Révolution, par génération spontanée. Tout un courant puissant au XIX° siècle
(Michelet) oppose les ténèbres du Moyen Âge et l’apparition soudaine de la
Lumière avec la saison révolutionnaire. Nos étudiants le croient. Mais rien ne
naît ainsi soudainement. Ce mouvement, que l’on appelle le progrès, naît en
Occident en raison d’une vision du temps qui est fléché et non circulaire, et
le temps fléché est judéo-chrétien. C’est le Salut qui devient le progrès, et
qui à l’époque révolutionnaire donne le Progrès (avec une majuscule), devenant
à la fois immanent (la transcendance disparaît) et impatient (il faut réaliser
une émancipation accomplie ici-bas et tout de suite, réduire par exemple « les
inégalités qui restent »).
Quelques
exemples de ce progrès émancipateur au long des siècles occidentaux. La
suppression de la toute-puissance du pater familias, qui avait le droit
à Rome de tuer ses enfants. La fin de la responsabilité collective. Les limites
posées peu à peu à l’arbitraire des pouvoirs (apparition de la démocratie moderne
dans les monastères, grande charte de 1215, développement des parlements). La
fin du servage. La fin de l’esclavage. L’ouverture de l’instruction aux filles
entre le XVII° siècle et le milieu du XX° siècle.
J’en arrive aux
questions qui nous occupent : sur bien des points, le débat est vif pour savoir
si une mesure est émancipatrice ou non, ou pour savoir si c’est une bonne
émancipation. Par exemple : la décolonisation, le divorce, la légalisation de
l’IVG… Le débat porte sur le point suivant : les humains peuvent-ils prétendre
à tout ce à quoi les porte leur désir ? N’y a-t-il pas des bornages, des
limites au-delà desquelles nous risquons de nous dénaturer, de dénaturer les
relations humaines et sociales, de produire des perversions inattendues ?
Ce débat porte
sur l’anthropologie – qui est un homme ? qu’est-ce qu’un homme ? que doit être
ou ne pas être un homme ? etc. Chaque anthropologie repose sur des croyances
(religieuses ou non), et jamais vraiment sur des sciences. Autrement dit,
n’espérons pas éteindre les débats. D’ailleurs tout ce que nous réclamons,
c’est qu’il y ait débat, et nous avons devant nous des gens qui prétendent que
ces questions anthropologiques sont scientifiques et qu’ils énoncent des
vérités objectives, alors qu’ils n’énoncent que des opinions ou des croyances
(le cours sur le gender à l’école).
La question
porte donc sur les limites. Où sont-elles ? Nous avons l’impression de pousser
les limites toujours plus loin. Je prends l’exemple du PACS. Je me rappelle
comment il y a quelques années, nous avons récusé le PACS et à présent
pratiquement nous le demandons pour éviter le mariage gay… (cet aristocrate qui
montait à l’échafaud en disant : c’est la dernière concession que je fais), et
d’ailleurs François Hollande se moquait des gens comme nous en disant : dans
quelques années, vous accepterez la mariage pour tous. Jusqu’où ira-t-on ? Et
surtout, pourquoi a-t-on l’impression aujourd’hui d’atteindre un point
critique, quelque chose d’inacceptable, au point de susciter le mouvement
immense et inattendu dont vous êtes les porteurs ?
Je voudrais
réfléchir avec vous sur les questions de la nature et de la culture.
La tentation
quand on pose des limites est d’invoquer la nature. Prenons garde à ne pas
mettre la nature partout. D’abord parce que la civilisation consiste justement
à établir l’artificiel comme du naturel, pour le plus grand bien de l’humanité
(nous vivons vieux grâce à des batteries de médicaments). Et aussi parce que
très souvent, nos arguments les plus importants sont culturels.
La frontière
entre le naturel et le culturel est toujours difficile à établir et sera
toujours en débat. Mais pour y réfléchir, nous avons l’expérience historique. A
partir de là, on peut établir quelques catégories.
Franchissement
d’une limite purement culturelle : l’IVG, l’euthanasie. Toutes les
civilisations dans le temps et l’espace tuent des enfants nouveaux-nés et des
vieillards encombrants – sauf les Juifs et les Chrétiens (les monothéistes en
fait, car il faut ajouter les Musulmans). Cette exception apparaît si bizarre
qu’elle est immédiatement citée par exemple dans la Lettre à Diognète,
datant du Ier siècle. Les traités de puériculture des Anciens sont un art du
tri. Partout on tue les bébés-filles (chez les Romains, on ne gardait qu’une
fille par famille), etc.
Les limites qui
concernent la nature sont plus rares et bien difficiles à certifier. Néanmoins
on peut dire que l’inceste est de ceux-là, et, c’est du moins mon opinion, la
légitimité de l’union homosexuelle avec accueil d’enfants. C’est là quelque
chose qui n’a jamais été vu dans aucune civilisation. Pas davantage que
l’inceste, qui n’est justifié que de loin en loin dans les discours de quelques
nihilistes patentés, que personne ne prend au sérieux (de Diogène le cynique à
Sade).
Je voudrais
terminer par un exemple qui me paraît très important : la question de la
paternité. A quoi sert le père ? L’enfant élevé par un couple peut apprendre
l’autonomie et la liberté. Un enfant élevé dans un système polygame, un enfant
élevé dans un village communautaire où tous les hommes sont ses pères, un
enfant élevé dans la société « sans père ni mari » comme chez les Na de Chine,
ne peut accéder à l’autonomie, et donc ne deviendra pas citoyen : il lui faudra
vivre sous un pouvoir autoritaire. Il y a dans notre culture une relation très
étroite entre la conjugalité et la liberté politique. On ne fabrique pas des
citoyens n’importe comment.
***************
BONNE JUSTICE
C'est la chaude
loi des hommes
Du raisin ils
font du vin
Du charbon ils
font du feu
Des baisers ils
font des hommes
C'est la dure
loi des hommes
Se garder intact
malgré
Les guerres et
la misère
Malgré les
dangers de mort
C'est la douce
loi des hommes
De changer l'eau
en lumière
Le rêve en
réalité
Et les ennemis
en frères
Une loi vieille
et nouvelle
Qui va se
perfectionnant
Du fond du cœur
de l'enfant
Jusqu'à la
raison suprême.
Paul Eluard
***************
Serge
Carfantan, « Le conditionnement collectif »
« Pour étouffer
par avance toute révolte, il ne faut pas s’y prendre de manière violente. Les
méthodes du genre de celles d’Hitler sont dépassées. Il suffit de créer un
conditionnement collectif si puissant que l’idée même de révolte ne viendra
même plus à l’esprit des hommes.
L’idéal serait
de formater les individus dès la naissance en limitant leurs aptitudes
biologiques innées. Ensuite, on poursuivrait le conditionnement en réduisant de
manière drastique l’éducation, pour la ramener à une forme d’insertion
professionnelle. Un individu inculte n’a qu’un horizon de pensée limité et plus
sa pensée est bornée à des préoccupations médiocres, moins il peut se révolter.
Il faut faire en sorte que l’accès au savoir devienne de plus en plus difficile
et élitiste. Que le fossé se creuse entre le peuple et la science, que l’information
destinée au grand public soit anesthésiée de tout contenu à caractère
subversif.
Surtout pas de
philosophie. Là encore, il faut user de persuasion et non de violence directe :
on diffusera massivement, via la télévision, des divertissements flattant
toujours l’émotionnel ou l’instinctif. On occupera les esprits avec ce qui est
futile et ludique. Il est bon, dans un bavardage et une musique incessante, d’empêcher
l’esprit de penser. On mettra la sexualité au premier rang des intérêts
humains. Comme tranquillisant social, il n’y a rien de mieux.
En général, on
fera en sorte de bannir le sérieux de l’existence, de tourner en dérision tout
ce qui a une valeur élevée, d’entretenir une constante apologie de la légèreté
; de sorte que l’euphorie de la publicité devienne le standard du bonheur
humain et le modèle de la liberté. Le conditionnement produira ainsi de
lui-même une telle intégration, que la seule peur – qu’il faudra entretenir –
sera celle d’être exclus du système et donc de ne plus pouvoir accéder aux
conditions nécessaires au bonheur.
L’homme de
masse, ainsi produit, doit être traité comme ce qu’il est : un veau, et il doit
être surveillé comme doit l’être un troupeau. Tout ce qui permet d’endormir sa
lucidité est bon socialement, ce qui menacerait de l’éveiller doit être
ridiculisé, étouffé, combattu. Toute doctrine mettant en cause le système doit
d’abord être désignée comme subversive et terroriste et ceux qui la soutienne
devront ensuite être traités comme tels. On observe cependant, qu’il est très
facile de corrompre un individu subversif : il suffit de lui proposer de l’argent
et du pouvoir ».
Serge Carfantan
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René-Guy Cadou, Pleine
Poitrine (1946)
Ils sont appuyés
contre le ciel
Ils sont une
trentaine appuyés contre le ciel
Avec toute la
vie derrière eux
Ils sont pleins
d’étonnement pour leur épaule
Qui est un monument d’amour
Ils n’ont pas de
recommandations à se faire
Parce qu’ils ne
se quitteront jamais plus
L’un d’eux pense
à un petit village
Où il allait à l’école
Un autre est
assis à la table
Et ses amis
tiennent sa main
Ils ne sont déjà
plus du pays dont ils rêvent
Ils sont bien
au-dessus de ces hommes
Qui les
regardent mourir
Il y a entre eux
la différence du martyre
Parce que le
vent est passé là ils chantent
Et leur seul
regret est que ceux
Qui vont les
tuer n’entendent pas
Le bruit énorme
des paroles
Ils sont exacts
au rendez-vous
Ils sont même en
avance sur les autres
Pourtant ils
disent qu’ils ne sont pas des apôtres
Et que tout est
simple
Et que la mort
surtout est une chose simple
Puisque toute
liberté se survit.
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