vendredi 8 novembre 2013

Textes lus lors de notre 27ème veillée - 8 novembre 2013

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Chantal Delsol, « L'épopée de l'émancipation » (intervention à l'UDLMPT le 15 septembre 2013)
Paul Eluard, « Bonne justice »
Serge Carfantan, « Le conditionnement collectif »
René-Guy Cadou, « Pleine poitrine » (1946)

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Chantal Delsol, « L'épopée de l'émancipation »

« Je me demande bien dans quel genre d’histoire nous sommes tombés… », disait ce personnage du Seigneur des anneaux.

Ce qui nous arrive aujourd’hui : une des péripéties de l’épopée de l’Émancipation. Notre culture cherche depuis toujours à libérer les humains de ce qui les opprime : et toute la question est d’identifier les oppressions… c’est là qu’apparaissent les conflits. Votre mouvement en est l’acteur et le témoin. Je veux dire que personne ne peut refuser l’émancipation. Les humains sont des créatures métamorphiques, et nous passons nos siècles à tenter d’améliorer le monde. Bien sûr on peut débattre pour savoir si cela est simplement humain ou davantage européen/occidental. Que cela se développe en Occident, c’est une certitude. Mais l’attrait de l’émancipation occidentale dans tous les pays où elle est connue, montre que sans doute il s’agit là d’un désir proprement humain, celui d’acquérir davantage d’autonomie. Cicéron disait que les peuples passent volontiers de la dictature à la république, mais n’accomplissent pas volontiers le chemin inverse – en général il faut les forcer.

En France on a souvent tendance à croire que le mouvement d’émancipation commence avec la Révolution, par génération spontanée. Tout un courant puissant au XIX° siècle (Michelet) oppose les ténèbres du Moyen Âge et l’apparition soudaine de la Lumière avec la saison révolutionnaire. Nos étudiants le croient. Mais rien ne naît ainsi soudainement. Ce mouvement, que l’on appelle le progrès, naît en Occident en raison d’une vision du temps qui est fléché et non circulaire, et le temps fléché est judéo-chrétien. C’est le Salut qui devient le progrès, et qui à l’époque révolutionnaire donne le Progrès (avec une majuscule), devenant à la fois immanent (la transcendance disparaît) et impatient (il faut réaliser une émancipation accomplie ici-bas et tout de suite, réduire par exemple « les inégalités qui restent »).

Quelques exemples de ce progrès émancipateur au long des siècles occidentaux. La suppression de la toute-puissance du pater familias, qui avait le droit à Rome de tuer ses enfants. La fin de la responsabilité collective. Les limites posées peu à peu à l’arbitraire des pouvoirs (apparition de la démocratie moderne dans les monastères, grande charte de 1215, développement des parlements). La fin du servage. La fin de l’esclavage. L’ouverture de l’instruction aux filles entre le XVII° siècle et le milieu du XX° siècle.

J’en arrive aux questions qui nous occupent : sur bien des points, le débat est vif pour savoir si une mesure est émancipatrice ou non, ou pour savoir si c’est une bonne émancipation. Par exemple : la décolonisation, le divorce, la légalisation de l’IVG… Le débat porte sur le point suivant : les humains peuvent-ils prétendre à tout ce à quoi les porte leur désir ? N’y a-t-il pas des bornages, des limites au-delà desquelles nous risquons de nous dénaturer, de dénaturer les relations humaines et sociales, de produire des perversions inattendues ?

Ce débat porte sur l’anthropologie – qui est un homme ? qu’est-ce qu’un homme ? que doit être ou ne pas être un homme ? etc. Chaque anthropologie repose sur des croyances (religieuses ou non), et jamais vraiment sur des sciences. Autrement dit, n’espérons pas éteindre les débats. D’ailleurs tout ce que nous réclamons, c’est qu’il y ait débat, et nous avons devant nous des gens qui prétendent que ces questions anthropologiques sont scientifiques et qu’ils énoncent des vérités objectives, alors qu’ils n’énoncent que des opinions ou des croyances (le cours sur le gender à l’école).

La question porte donc sur les limites. Où sont-elles ? Nous avons l’impression de pousser les limites toujours plus loin. Je prends l’exemple du PACS. Je me rappelle comment il y a quelques années, nous avons récusé le PACS et à présent pratiquement nous le demandons pour éviter le mariage gay… (cet aristocrate qui montait à l’échafaud en disant : c’est la dernière concession que je fais), et d’ailleurs François Hollande se moquait des gens comme nous en disant : dans quelques années, vous accepterez la mariage pour tous. Jusqu’où ira-t-on ? Et surtout, pourquoi a-t-on l’impression aujourd’hui d’atteindre un point critique, quelque chose d’inacceptable, au point de susciter le mouvement immense et inattendu dont vous êtes les porteurs ?

Je voudrais réfléchir avec vous sur les questions de la nature et de la culture.

La tentation quand on pose des limites est d’invoquer la nature. Prenons garde à ne pas mettre la nature partout. D’abord parce que la civilisation consiste justement à établir l’artificiel comme du naturel, pour le plus grand bien de l’humanité (nous vivons vieux grâce à des batteries de médicaments). Et aussi parce que très souvent, nos arguments les plus importants sont culturels.

La frontière entre le naturel et le culturel est toujours difficile à établir et sera toujours en débat. Mais pour y réfléchir, nous avons l’expérience historique. A partir de là, on peut établir quelques catégories.

Franchissement d’une limite purement culturelle : l’IVG, l’euthanasie. Toutes les civilisations dans le temps et l’espace tuent des enfants nouveaux-nés et des vieillards encombrants – sauf les Juifs et les Chrétiens (les monothéistes en fait, car il faut ajouter les Musulmans). Cette exception apparaît si bizarre qu’elle est immédiatement citée par exemple dans la Lettre à Diognète, datant du Ier siècle. Les traités de puériculture des Anciens sont un art du tri. Partout on tue les bébés-filles (chez les Romains, on ne gardait qu’une fille par famille), etc.

Les limites qui concernent la nature sont plus rares et bien difficiles à certifier. Néanmoins on peut dire que l’inceste est de ceux-là, et, c’est du moins mon opinion, la légitimité de l’union homosexuelle avec accueil d’enfants. C’est là quelque chose qui n’a jamais été vu dans aucune civilisation. Pas davantage que l’inceste, qui n’est justifié que de loin en loin dans les discours de quelques nihilistes patentés, que personne ne prend au sérieux (de Diogène le cynique à Sade).

Je voudrais terminer par un exemple qui me paraît très important : la question de la paternité. A quoi sert le père ? L’enfant élevé par un couple peut apprendre l’autonomie et la liberté. Un enfant élevé dans un système polygame, un enfant élevé dans un village communautaire où tous les hommes sont ses pères, un enfant élevé dans la société « sans père ni mari » comme chez les Na de Chine, ne peut accéder à l’autonomie, et donc ne deviendra pas citoyen : il lui faudra vivre sous un pouvoir autoritaire. Il y a dans notre culture une relation très étroite entre la conjugalité et la liberté politique. On ne fabrique pas des citoyens n’importe comment.

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BONNE JUSTICE

C'est la chaude loi des hommes
Du raisin ils font du vin
Du charbon ils font du feu
Des baisers ils font des hommes
C'est la dure loi des hommes
Se garder intact malgré
Les guerres et la misère
Malgré les dangers de mort
C'est la douce loi des hommes 
De changer l'eau en lumière
Le rêve en réalité
Et les ennemis en frères
Une loi vieille et nouvelle
Qui va se perfectionnant
Du fond du cœur de l'enfant
Jusqu'à la raison suprême.

Paul Eluard

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Serge Carfantan, « Le conditionnement collectif »

« Pour étouffer par avance toute révolte, il ne faut pas s’y prendre de manière violente. Les méthodes du genre de celles d’Hitler sont dépassées. Il suffit de créer un conditionnement collectif si puissant que l’idée même de révolte ne viendra même plus à l’esprit des hommes.

L’idéal serait de formater les individus dès la naissance en limitant leurs aptitudes biologiques innées. Ensuite, on poursuivrait le conditionnement en réduisant de manière drastique l’éducation, pour la ramener à une forme d’insertion professionnelle. Un individu inculte n’a qu’un horizon de pensée limité et plus sa pensée est bornée à des préoccupations médiocres, moins il peut se révolter. Il faut faire en sorte que l’accès au savoir devienne de plus en plus difficile et élitiste. Que le fossé se creuse entre le peuple et la science, que l’information destinée au grand public soit anesthésiée de tout contenu à caractère subversif.

Surtout pas de philosophie. Là encore, il faut user de persuasion et non de violence directe : on diffusera massivement, via la télévision, des divertissements flattant toujours l’émotionnel ou l’instinctif. On occupera les esprits avec ce qui est futile et ludique. Il est bon, dans un bavardage et une musique incessante, d’empêcher l’esprit de penser. On mettra la sexualité au premier rang des intérêts humains. Comme tranquillisant social, il n’y a rien de mieux.

En général, on fera en sorte de bannir le sérieux de l’existence, de tourner en dérision tout ce qui a une valeur élevée, d’entretenir une constante apologie de la légèreté ; de sorte que l’euphorie de la publicité devienne le standard du bonheur humain et le modèle de la liberté. Le conditionnement produira ainsi de lui-même une telle intégration, que la seule peur – qu’il faudra entretenir – sera celle d’être exclus du système et donc de ne plus pouvoir accéder aux conditions nécessaires au bonheur.

L’homme de masse, ainsi produit, doit être traité comme ce qu’il est : un veau, et il doit être surveillé comme doit l’être un troupeau. Tout ce qui permet d’endormir sa lucidité est bon socialement, ce qui menacerait de l’éveiller doit être ridiculisé, étouffé, combattu. Toute doctrine mettant en cause le système doit d’abord être désignée comme subversive et terroriste et ceux qui la soutienne devront ensuite être traités comme tels. On observe cependant, qu’il est très facile de corrompre un individu subversif : il suffit de lui proposer de l’argent et du pouvoir ».

Serge Carfantan

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René-Guy Cadou, Pleine Poitrine (1946)

Ils sont appuyés contre le ciel
Ils sont une trentaine appuyés contre le ciel
Avec toute la vie derrière eux
Ils sont pleins d’étonnement pour leur épaule
Qui est un monument damour
Ils n’ont pas de recommandations à se faire
Parce qu’ils ne se quitteront jamais plus
L’un d’eux pense à un petit village
Où il allait à l’école
Un autre est assis à la table
Et ses amis tiennent sa main
Ils ne sont déjà plus du pays dont ils rêvent
Ils sont bien au-dessus de ces hommes
Qui les regardent mourir
Il y a entre eux la différence du martyre
Parce que le vent est passé là ils chantent
Et leur seul regret est que ceux
Qui vont les tuer n’entendent pas
Le bruit énorme des paroles
Ils sont exacts au rendez-vous
Ils sont même en avance sur les autres
Pourtant ils disent qu’ils ne sont pas des apôtres
Et que tout est simple
Et que la mort surtout est une chose simple
Puisque toute liberté se survit.

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