vendredi 25 octobre 2013

Textes lus lors de notre 25ème veillée - 25 octobre 2013

Si vous le souhaitez, vous pouvez lire notre page en écoutant de la musique
(fichier téléchargeable)

Témoignage d'une Veilleuse ancienne anarchiste, donné à Nantes le 25 septembre 2013 (extraits)
Boris Vian, Chansons et Poèmes, « L'Évadé » (1954)
François-Xavier Bellamy, « Que faire de celui qui ne pense pas comme moi ? » (5 mars 2013)
Jean de Baulhoo, Pensées d'un Homme, « Le devoir » (2008)

======================================================================================

Témoignage donné à Nantes le 25 septembre 2013, d’une Veilleuse ancienne anarchiste Nantaise (résumé : Bernadette Hautecœur)

« Au cours d’une vie humaine, on trouve de nombreux tournants, je pense que c’est le cas pour à peu près tout le monde. A vrai dire, sans un tournant majeur qui s’est produit dans ma vie, je ne serais pas en train de veiller avec vous, mais je serais plutôt en train de vous traiter d’homophobes avec nos opposants. Ce récit, si je puis dire, a deux buts. Tout d’abord, je voudrais vous montrer comment je suis passée d’une manière de m’engager à une autre. Et ensuite, je voudrais vous expliquer comment fonctionne la pensée dans le camp adverse, même s’il est possible que je me trompe, ayant quitté ce type de mouvement libertaire depuis plus de trois ans déjà.

Une première chose qui me semble importante à relever, c’est que techniquement, je n’ai pas changé d’idée sur beaucoup de points. C’est ma manière de les aborder qui a changé. Par exemple, avant, j’étais tout aussi pacifiste qu’aujourd’hui. Nos adversaires, qui ont pourtant l’air d’être d’une extrême violence, se disent aussi pacifistes que nous le sommes. La seule différence, c’est que pour eux, la paix ne s’obtient pas de la même manière que pour nous. La paix peut s’obtenir par tous les moyens, même si c’est en jetant des pavés à la figure d’autrui. La différence, et ce qui me permet de préférer les Veilleurs aux anarchistes, c’est que chez les Veilleurs, pour apporter la Paix, on fait un avec elle, on devient la Paix, on tente de la mettre en place. Chez les anarchistes, et c’est d’ailleurs une grande fierté, la Paix n’arrivera que lorsque ceux qui troublent la société par leurs pensées réactionnaires se tairont ou décideront de rejoindre leurs rangs, et pour cela, tous les moyens sont bons, y compris la violence – qui ne leur semble pas en être. Le jour où j’ai compris ce paradoxe, j’avais déjà compris beaucoup de choses.

J’aimerais vous parler également de quelque chose d’assez important : l’ouverture d’esprit. Lorsque j’étais de leur côté, pas un jour ne passait sans que je me dise « tolérante » ou « ouverte d’esprit ». Je côtoyais beaucoup de gens. Mais clairement, je n’accordais de crédit qu’à mes camarades qui se disaient de gauche, qu’à mes camarades qui se disaient athées, et ce, par principe. Je ne lisais que l’Humanité ou Le Canard Enchaîné, jamais, ô grand jamais, je ne touchais au Figaro, et encore moins à La Croix.

Amis Veilleurs, méfiez-vous bien de cela. Je pense que nous avons la Vérité, sinon, je ne me battrais pas à vos côtés aujourd’hui. Mais il faut s’attendre aussi à ce que nos adversaires puissent parfois être du côté de la Vérité, ils ne sont pas complètement dans l’erreur, et nous devons faire l’effort de comprendre ce qu’ils sont, ce qu’ils pensent, ce qui fait qu’ils se sentent rejetés par la société, en marge. Je sais que c’est dur, précisément parce que dans leur pseudo-ouverture d’esprit, jamais ils n’essayeront de comprendre notre point de vue.

Passons, si vous le voulez bien, au concept d’égalité, qui transcende notre époque. La Loi Taubira passe au nom de l’égalité, le Gender est un concept égalitariste. Je n’ai pas peur de le dire, j’aime l’égalité encore aujourd’hui. Nos adversaires aiment l’égalité. Et vous aussi, vous aimez l’égalité. Ce concept n’est tout simplement pas compris de la même manière, encore une fois. Il m’a fallu un certain temps pour le comprendre. Je l’ai compris grâce à un mythe grec, le mythe de Procuste. Simplement, à l’âge de 11 ans, je n’avais pas compris le fond de cette histoire – ou peut-être n’avait-on pas voulu le faire comprendre aux jeunes lecteurs de ce livre qui recensait les mythes gréco-latins. Procuste aimait à recevoir en sa demeure les voyageurs qui cherchaient un toit pour passer la nuit. Il leur offrait donc une chambre. Ceux de ses hôtes qui étaient plus petits que la moyenne, ne remplissaient pas la longueur du lit. Alors Procuste leur étirait les jambes, jusqu’à ce qu’ils le remplissent. Ceux qui, en revanche, étaient plus grands que la moyenne, voyaient leurs pieds dépasser du lit. Alors Procuste découpait ce qui dépassait du lit afin qu’ils aient la bonne taille pour le remplir. Procuste, c’est le concept d’égalité absolue, telle qu’on le défend quand on n’a pas compris que la richesse humaine résidait dans la différence plus que dans la ressemblance. C’est une erreur de pensée qui existe à l’échelle sociétale, c’est l’égalité selon Procuste que l’on enseigne à l’école. Du coup, on ne peut pas en vouloir à nos adversaires de penser ainsi, puisqu’on leur a dit de penser ainsi, alors ça leur paraît évident. Donner quelque chose à quelqu’un en fonction de ce qu’il est, c’est, dans leur tête, discriminatoire. Alors que dans la nôtre, ça ne l’est pas, c’est au contraire prendre en compte l’individu, le désolidariser de la masse, et lui offrir une place dans la société. Nous aimons la différence et détestons l’indifférence. Et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous défendons la richesse de la différence des sexes là où le reste du monde semble vouloir défendre l’indifférence des sexes, comme si être homme ou femme était secondaire, comme si c’était la même chose. Or, ce n’est pas la même chose, et c’est, je le crois sincèrement, dans cette indifférence des sexes ambiante que se nourrit le mieux le complexe identitaire, parce que finalement, si l’on peut faire des enfants en étant deux femmes, ou deux hommes, à quoi bon être une femme ou un homme ? La différence des sexes n’a-t-elle donc plus aucun sens ?

Affirmer le contraire relève de la mauvaise foi. C’est, je vous le dis, la plus grande barrière qui nous sépare de nos adversaires. Lorsque j’ai cessé d’être de mauvaise foi, j’ai cessé d’être de leur côté, parce que cette pensée est pleine de paradoxes. Leurs mots-clefs ? Les mêmes que les nôtres, à peu de choses près : amour, paix, non-violence, ouverture d’esprit, dialogue, égalité, liberté, nature. Oui, oui ! Nature, vous avez bien entendu ! Ils sont écologistes, parfois végétariens par principe, pensent que l’Homme n’est bon que lorsqu’il est en état de Nature et que la société le corrompt, on croirait entendre Rousseau cueillant ses petites fleurs, comme dans les Rêveries du Promeneur Solitaire.

Ils n’ont pas honte de leurs actions, ils en sont fiers, parce qu’ils les croient justes. Ils pensent que la violence nous ouvrira les yeux. En vérité, ils se font médecins et pensent que nous sommes des malades mentaux à soigner. Mais cette haine, qui les nourrit, détruit les autres et les détruit aussi eux-mêmes. Je peux vous le dire, ce sont des gens qui souffrent de beaucoup de choses. Ils souffrent de ne pas être entendus, alors pour être entendus, comme les media ne rapportent que du sensationnel, ils créent du sensationnel. Ils souffrent aussi parce qu’ils sont désespérés, désenchantés, même. Mon poète préféré, à l’époque, c’était Baudelaire, cela veut tout dire, non ? La beauté dans la désespérance. Ils ont conscience, comme nous, que nous vivons dans une sorte de loi de la jungle, où il faut être le plus fort pour s’en sortir. Mais là où nous, Veilleurs, sommes excellents, c’est que nous ne nous plions pas à ce jeu-là, que nous nous en sortons avec notre humilité.

Le drame de notre société, c’est qu’elle est désespérante, alors les gens désespèrent et ils désespèrent tellement qu’ils en viennent à croire à des idées qui ne s’ancrent pas dans le Réel, ils ne croient plus en l’Homme puisqu’ils cautionnent l’avortement, l’euthanasie, la recherche sur l’embryon, le mariage gay… La vie n’a plus aucun sens pour eux. Et c’est sans doute la raison pour laquelle ils ne comprennent pas qu’elle puisse encore en avoir un pour nous. Je vous ai rejoints parce que vous croyez en toutes les valeurs que j’ai citées plus haut, que vous les comprenez pleinement. Je vous ai rejoints parce que vous croyez en l’Homme et vous pensez que chaque individu a une place au cœur de la société, que les êtres humains ne sont pas interchangeables, qu’ils sont différents et que la vraie richesse réside dans la différence. Je vous ai rejoints parce que vous êtes respectueux et non pas tolérants. Je vous ai rejoints parce que vous tentez de comprendre en plus d’écouter l’autre. Je vous ai rejoints parce que vous êtes déjà en Paix, et pas uniquement dans l’idée d’une future Paix. Je vous ai rejoints, amis Veilleurs, parce que nous sommes plein d’Espérance, et non pas plein d’espoir ou d’optimisme.

Alors je le dis sans crainte, oui, les Veilleurs sont les Meilleurs, et oui, nous avons tout intérêt à continuer ainsi ! »

***************

     L’ÉVADÉ

     Il a dévalé la colline
     Ses pas faisaient rouler les pierres
     Là-haut entre les quatre murs
     La sirène chantait sans joie

     Il respirait l’odeur des arbres
     Avec son corps comme une forge
     La lumière l’accompagnait
     Et lui faisait danser son ombre

     Pourvu qu’ils me laissent le temps
     Il sautait à travers les herbes
     Il a cueilli deux feuilles jaunes
     Gorgées de sève et de soleil

     Les canons d’acier bleu crachaient
     De courtes flammes de feu sec
     Pourvu qu’ils me laissent le temps
     Il est arrivé près de l’eau

     Il y a plongé son visage
     Il riait de joie il a bu
     Pourvu qu’ils me laissent le temps
     Il s’est relevé pour sauter

     Pourvu qu’ils me laissent le temps
     Une abeille de cuivre chaud
     L’a foudroyé sur l’autre rive
     Le sang et l’eau se sont mêlés

     Il avait eu le temps de voir
     Le temps de boire à ce ruisseau
     Le temps de porter à sa bouche
     Deux feuilles gorgées de soleil

     Le temps d’atteindre l’autre rive
     Le temps de rire aux assassins
     Le temps de courir vers la femme

     Il avait eu le temps de vivre.

Boris Vian, Chansons et Poèmes

***************

François-Xavier Bellamy, « Que faire de celui qui ne pense pas comme moi ? » (extrait de « Cinq Mars : quelques réflexions sur la démocratie », 5 mars 2013)

Les hommes pensent librement, et vivent en société. De ces deux constats, on peut déduire qu’un jour, forcément, je vais croiser quelqu’un dont l’opinion sera différente de la mienne.

La politique consiste à traiter ces désaccords inévitables de telle façon qu’ils ne dissolvent pas la société. Toutes les formes politiques possibles peuvent être ramenées à deux grands types de solutions : soit je cherche à supprimer l’opinion divergente par la force, soit je veux créer les conditions d’un dialogue équitable avec elle. La première solution, c’est la loi du plus fort. Réponse primitive, instinctive, presque animale, elle prend parfois, nous le savons, des formes sophistiquées, et nos sociétés européennes ont été capables au siècle dernier de la décliner avec un raffinement atroce. Mais quelle que soit sa forme, c’est toujours le même réflexe qui demeure : la divergence m’insupporte, je refuse de la considérer, il me faut donc la supprimer.

La seconde voie est plus difficile, plus élaborée, plus civilisée : elle suppose la patience de la rencontre. Elle ne définit plus la politique comme l’exercice d’une violence plus ou moins masquée, mais comme l’organisation d’une discussion rationnelle autour des conceptions divergentes de la justice. La loi juste est alors le résultat, non de la victoire du plus fort, mais de cette recherche formalisée par une vie institutionnelle destinée à permettre et à protéger l’expression de tous. Cette seconde réponse requiert une forme d’humilité de la part de l’individu qui se sait précédé par ce qu’il recherche, et qui dépasse sa seule opinion personnelle.

Malgré l’infinité de nuances possibles, la question qui nous est posée est toujours identique : que faire de celui qui ne pense pas comme moi ? Suis-je prêt à prendre le risque d’un vrai dialogue, ou me suffit-il d’être le plus fort ? Guerre ou paix, force ou respect, violence ou démocratie ?

***************

       Le devoir

            Une pointe de lance
            Soigneusement lustrée,
            Au soleil de l’enfance,
            Ayant toujours brillée,

            Sans autre souffrance
            Venue s’emprisonner,
            Avant l’adolescence,
            Aux cœurs nobles et biens nés,
           
            Comme une présence,
            Un moment ignorée,
            A l’âge d’indépendance
            Venue nous rappeler,

            Ce qu’est la chance
            Des enfants initiés,
            A cette rude vigilance,
            Qui fait la chair saigner,

            Cette allégeance
            Aux leçons du passé,
            Qui jamais ne dispense,
            Et constamment renaît.

  Jean de Baulhoo
  Pensées d’un Homme
  Edilivre, 2008

vendredi 18 octobre 2013

Textes lus lors de notre 24ème veillée - 18 octobre 2013

Si vous le souhaitez, vous pouvez lire notre page en écoutant de la musique
(fichier téléchargeable)
 

Michel De Jaeghere, « Réflexion sur la loi » (texte lu aux Veilleurs le 26 juin 2013)
François-Xavier Bellamy, « La conscience et la loi » (21 mai 2013)

======================================================================================

Michel De Jaeghere aux Veilleurs « Réflexions sur la loi » (26 juin 2013).

Je suis très heureux de me trouver parmi vous, très honoré que vous me donniez la parole. Je voudrais réfléchir quelques instants avec vous, ce soir, sur la loi.

Sur la loi instituant le pseudo « mariage pour tous », bien sûr, mais d’abord sur ce que c’est qu’une loi, en général, et sur la position que nous devons prendre vis-à-vis d’une loi de l’État.

Quelle autorité devons-nous lui reconnaître ? Quelle légitimité avons-nous à en contester les principes, à en demander l’abrogation ?

Vous êtes rassemblés ici pour dire votre refus d’une loi, alors même que cette loi n’est plus aujourd’hui en débat, et cela suscite parfois l’étonnement, l’incompréhension.

A quoi bon s’obstiner à une protestation qui n’a plus, à court terme, la moindre chance d’aboutir ? N’est-ce pas présomptueux de votre part ? N’est-ce pas absurde ? N’est-ce pas illégitime ?

« S’y opposer était un droit, s’y soumettre est un devoir. » Tel a été, au lendemain de l’adoption de la loi Taubira, le mot d’ordre lancé par quelques-uns de ses anciens opposants.

La loi a été démocratiquement adoptée, nous dit-on, il serait donc antidémocratique d’en demander l’abrogation.

« S’y opposer était un droit, s’y soumettre est un devoir » : cette opinion n’est pas la vôtre, puisque vous êtes ici ce soir, mais je voudrais tenter de vous aider à la réfuter auprès de ceux qui, autour de vous, la partagent.

Je précise que mon propos ne vise pas ici ceux qui se trouveraient contraints, malgré eux, à céder à la nécessité, à faire appliquer cette loi sous la menace de sanctions pénales : la résistance est toujours affaire de conscience, d’appréciation individuelle des risques et des conséquences. Ceux qui ne sont pas exposés à ces risques n’ont pas qualité pour donner des conseils à ceux qui sont en première ligne.

Ceux que je voudrais contredire, et pourquoi pas, convaincre, vous en connaissez certainement ; ce sont tous ceux qui contestent désormais le principe même de votre résistance, sous prétexte que la loi a été adoptée par le Parlement et qu’elle l’a été, somme toute, démocratiquement.

Je vais essayer de le faire en faisant un grand détour : un détour par l’histoire. Je voudrais en effet essayer avec vous de remonter aux sources. Aux sources de la loi.

Qu’est-ce qu’une loi ?

Peut-on lui opposer sa conscience, quand on a contre soi la légalité de son adoption, le consentement, dit-on, de la majorité de la population. Peut-on, doit-on résister à ce que François Mitterand a appelé autrefois « la force injuste de la loi » ?

J’essaierai de répondre en évoquant la naissance de la loi, là où elle est apparue, en Grèce, en m’aidant notamment, des travaux de Jacqueline de Romilly.

Parce qu’il me semble que c’est en prenant les choses à leur commencement que nous avons quelque chance de les surprendre dans leur pureté, leur logique.

La loi occupe une place centrale dans la pensée grecque.

Elle l’occupe depuis près de 3 000 ans. Après l’effondrement des royautés mycéniennes (celles des rois qui participèrent à la guerre de Troie au XIIème siècle avant J.-C., et dont Homère nous a transmis la mémoire sous les noms d’Agamemnon, de Ménélas, de Nestor ou d’Ulysse), l’écriture avait disparu pendant ce qu’on avait appelé les siècles obscurs.

Quand elle réapparut, au VIIIème siècle, il n’y avait pas de lois écrites, puisqu’il n’y avait plus eu, pendant de longs siècles, d’écriture. Les familles aristocratiques se considéraient comme gardiennes des traditions ancestrales au nom desquelles elles rendaient la justice au mieux de leurs intérêts. Un peu partout en Grèce, les luttes sociales dégénérèrent en guerres civiles.

Les cités en sortirent, le plus souvent, en s’en remettant à un arbitre, un législateur, à qui fut confié le soin de recueillir les lois et de les mettre par écrit afin qu’elles soient connues, intangibles, qu’elles soient les mêmes pour tous. Ce fut Lycurgue à Sparte, Solon à Athènes.

Pour les Grecs, dès lors, la liberté s’identifia au règne de la loi, la tyrannie à tout pouvoir qui se considérait comme « au-dessus des lois ».

Cette liberté devint, aux yeux des Grecs, leur spécificité, leur marque propre.

Comme le proclamera Eschyle, ce qui différenciait les Grecs des peuples barbares, c’est qu’ils n’étaient « esclaves ni sujets de personnes ». Qu’ils étaient des hommes libres. Être un homme libre, à leurs yeux, c’était n’être soumis qu’à une seule souveraineté : la souveraineté de la loi.

Cette différence entre Grecs et barbares allait être cristallisée, au Vème siècle avant J.-C., par l’expérience des guerres médiques, ces guerres qui allaient voir les troupes innombrables de l’empire perse déferler sur la Grèce et, finalement, échouer à Marathon, aux Thermopyles, à Salamine et à Platées.

L’invasion perse est en effet ressentie comme l’agression d’un empire tout-puissant contre des cités minuscules, le déferlement de l’Asie sur l’Europe, le choc entre un monarque et une coalition de républiques. Dans la conscience des Grecs, elle va devenir le symbole de l’opposition entre la civilisation hellénique et la barbarie. Après leur victoire, elle sera celui de la supériorité de la civilisation sur la force brute.

« Ils ne sont plus esclaves ni sujets de personne. » Cette opposition est le sujet même du livre que compose alors, pour raconter ces guerres médiques, celui qui est considéré comme le père de l’histoire, Hérodote. Hérodote y met en scène un étrange dialogue entre Xerxès, le roi des Perses, et un roi de Sparte exilé à sa cour, Démarate. Dialogue au cours duquel le Spartiate aurait prévenu le conquérant, à la veille de l’expédition, que son entreprise était vouée à l’échec parce que les troupes perses étaient formées d’esclaves qui marchaient sous le fouet et qu’elles allaient trouver devant elles des hommes libres, éduqués dans l’obéissance aux lois.

Dialogue imaginaire, et sans doute inspiré a posteriori par l’attitude des Spartiates à la batailles des Thermopyles. Texte fondamental, parce qu’il illustre la ligne de partage que tracent désormais les Grecs entre civilisation et barbarie. Ici, des hommes soumis à la crainte d’un maître. Là, des hommes laissés libres d’agir, mais qui se révèlent supérieurs parce que leur liberté s’accomplit dans l’obéissance aux lois.

« Ils ne sont esclaves ni sujets de personne. » Xerxès n’incarne pas le despotisme parce qu’il est un monarque (la royauté subsiste en Grèce, notamment en Macédoine), mais parce qu’il prend des décisions selon son caprice, parce qu’il n’a pas d’autre loi que ses désirs.

Les Grecs ne représentent pas la liberté parce qu’ils vivent sous des régimes démocratiques (beaucoup de leurs cités ne le sont pas, à commencer par Sparte), mais parce qu’ils obéissent aux lois.

Dans une scène saisissante, Hérodote montre le roi des Perses étouffé de colère, parce qu’une tempête a détruit le pont de bateaux qu’il a fait construire sur l’Hellespont, notre détroit des Dardanelles. Il prend alors une décision inouïe : il fait fouetter la mer qui s’est ainsi rebellée contre lui. Le despote, le tyran, pour le Grec, c’est celui qui gouverne contre la raison, le logos. L’homme libre, c’est celui qui n’est pas soumis à l’arbitraire, au caprice, parce qu’il connaît ses devoirs et ses droits, parce que ceux-ci sont fixés par la loi. Le gouvernement légitime, c’est celui qui s’exerce conformément aux lois.

Cette souveraineté de la loi allait être magnifiée, au IVème siècle, par Socrate, comme le raconte Platon dans l’un de ses dialogues, le Criton. Il met en scène, en effet, Socrate en prison, condamné à mort, après son procès. On lui propose de s’évader pour échapper à une sentence inique. Il refuse. Parce qu’enfreindre la loi en échappant, par fraude, à ses juges, reviendrait, à ses yeux, à frapper sa patrie en sapant les fondements de l’État.

Même injustement appliquée, la loi reste, à ses yeux, la loi : elle doit être souveraine. Rien ne justifie qu’on se rebelle contre la souveraineté de la loi. Telle est la leçon de Socrate. Elle pourrait paraître désavouer notre résistance.

Elle la légitime, au contraire.

De cette souveraineté de la loi, considérée ainsi comme la condition de la liberté politique, il ne faut pas déduire, en effet, la souveraineté de n’importe quelle disposition, de n’importe quel texte dans la mesure où il aurait reçu la sanction du corps électoral, l’aval des électeurs, l’approbation d’une assemblée.

J’ai parlé, il y a un instant, de la revendication des peuples en faveur de lois écrites. Mais les Grecs reconnaissaient, en réalité, l’autorité de deux sortes de lois : d’une part, celles qui ressortissaient du comportement, de la morale et qui étaient restées non écrites ; d’autre part, celles qui réglaient le fonctionnement des institutions, la propriété, la justice, et dont ils avaient exigé l’écriture pour échapper à l’arbitraire des grands.

Les lois non écrites, ce sont celles qu’invoque Antigone, l’héroïne de Sophocle, lorsque Créon prétend lui interdire d’ensevelir son frère. La légalité du pouvoir de Créon n’est pas mise en cause. Il est le roi légitime de Thèbes. Son décret n’en a pas plus de valeur pour autant parce qu’il n’est pas conforme aux lois non écrites que les dieux ont inscrites dans le cœur de l’homme. Antigone n’est pas une anarchiste. Elle obéit à un ordre supérieur, elle obéit à d’autres lois :
    Aux lois non écrites, inébranlables, des dieux, dit-elle. Elles ne datent, celles-là, ni d’aujourd’hui ni d’hier, et nul ne sait le jour où elles ont paru. Ces lois-là, pouvais-je donc, par crainte de qui que ce fût, m’exposer à leur vengeance chez les dieux ?

Ces lois non écrites, ce sont toutes celles qui commandent la vie morale de l’homme. Elles ressemblent étrangement, nous dit Jacqueline de Romilly, au Décalogue. Elles obligent à la loyauté, à la reconnaissance, à la fidélité en amitié. Elles commandent le respect des dieux, la sépulture des morts, la piété filiale, l’inviolabilité des hôtes. Elles interdisent de trahir sa patrie, de déserter au combat, de s’emparer d’un criminel réfugié dans un temple, de s’en prendre à un ambassadeur, de violer un serment, d’agir contrairement à un traité, de tuer un combattant qui se rend. Elles interdisent évidemment de former une famille autrement qu’avec un homme et une femme.

Elles n’ont jamais la forme d’un droit. Elles imposent des devoirs au nom de la piété que l’on doit envers les dieux. Car elles tirent leur origine non de la volonté des hommes, mais de celle des dieux :
   Les lois qui nous commandent, lit-on dans Œdipe roi de Sophocle, siègent dans les hauteurs. Elles sont nées dans le céleste éther, et l’Olympe est leur seul père ; aucun être mortel ne leur donna le jour ; jamais l’oubli ne les endormira. Un dieu puissant est en elles, un dieu qui ne vieillit pas.

Divines, ces lois sont, par là même, éternelles et universelles. Elles s’imposent aux individus comme aux institutions. Elles sont sanctionnées par une réprobation, une honte universelle, par les châtiments que ne manquent pas d’infliger les dieux à ceux qui y contreviennent.

En même temps, comme le note un auteur anonyme du IVème siècle, elles sont liées à la nature humaine. L’incapacité de l’homme à vivre seul dans l’état de nature, explique-t-il, sa condition d’animal social, l’a contraint à rechercher un ordre juste, sans lequel la vie sociale serait impossible. Lois divines par leur origine, les lois non écrites sont ainsi également l’expression de la loi naturelle, celle qui découle des caractères propres à la nature humaine.

À côté, en dessous des lois non écrites, se trouvent les lois écrites. Ce sont les règles qui fixent les droits et les devoirs de chacun, déterminent le fonctionnement des institutions. Elles ont commencé, elles aussi par être non écrites (tout simplement parce que l’écriture avait disparu). On a vu que leur transcription avait été une revendication du peuple contre les aristocrates et les rois pour échapper à leur arbitraire. Qu’elles furent l’œuvre des législateurs comme Lycurgue ou Solon. Mais la façon même de procéder de ces législateurs est éclairante. Pour rédiger les lois, ils ne recueillent pas, en effet, le sentiment de l’opinion. Ils ne demandent pas ce qu’elle veut à la population. Ils ne font pas de sondages. Ils s’entourent de juristes, de savants, dont le rôle est de recueillir la tradition des ancêtres et d’en faire la retranscription. Ils n’inventent pas les lois, ils se contentent de mettre en forme celles que leur a léguées une tradition immémoriale. Derrière les usages, les coutumes, les habitudes séculaires, les Grecs croient en effet pouvoir discerner un nomos divin : un ordre naturel du monde dont tout l’effort du législateur sera de tenter de reproduire les contours. Les hommes, écrit Hésiode, ont reçu des dieux le sens de la justice. Il leur appartient donc de mettre la société dans l’ordre, la règle qui leur permettra de s’y conformer.

Vous voyez qu’on est là aux antipodes de l’idée que la loi soit l’expression d’une volonté humaine, serait-elle « la volonté générale » chère à Jean-Jacques Rousseau et à notre Déclaration des droits de l’homme. Qu’elle doive refléter l’évolution des mœurs ou l’état de l’opinion. Ériger « en loi ses caprices », c’est, au contraire, aux yeux des anciens Grecs, la marque même de la tyrannie. Être Grec, dit le vieux Tyndare dans l’Oreste d’Euripide, c’est « ne pas vouloir être au-dessus des lois ». Car « toutes les lois humaines, écrit Héraclite, tirent leur force de lois divines ». Les lois non écrites sont celles qu’ont édictées les dieux. Mais les lois écrites doivent en être elles-mêmes les imitations, les reflets.

Cette conception de la loi se retrouve dans le fonctionnement concret de la démocratie athénienne, cette démocratie dont nos institutions se prétendent les héritières. Car le pouvoir législatif de l’Assemblée du peuple, ce pouvoir qui paraît sans limite, est entièrement circonscrit par le fait qu’il est interdit de mettre en délibération tout projet, toute proposition qui serait en contradiction avec l’une de ces lois immémoriales.

Tout citoyen peut se porter au secours de ces lois en poursuivant l’auteur d’une proposition illégale, et même le président de séance qui aurait accepté de la mettre aux voix. Cette accusation a pour effet de suspendre la discussion du texte. La sanction peut être une amende, ou même la peine de mort pour celui qui a fait la proposition illégale. Vous imaginez à quel sort serait promis le malheureux Erwan Binet à Athènes.

Lorsque l’on dit que, pour les Grecs, la liberté se confondait avec la souveraineté de la loi, vous voyez donc ce que cela représente. Pour les Athéniens, c’était la soumission de la volonté générale, de la majorité des citoyens, à des lois considérées comme d’origine divine, parce qu’elles étaient le reflet même de la nature humaine, ou qu’elles avaient été transmises par la tradition, ou qu’elles étaient l’expression de la raison.

« Ils ne sont esclaves ni sujets de personne. » Nous voila loin, direz-vous, du mariage homosexuel ? Nous sommes, au contraire, au cœur de ce qui justifie votre protestation, de ce qui légitime la poursuite de votre mouvement. Qu’est-ce qu’une loi ? Une loi est, certes, un commandement de l’autorité légitime, mais elle n’est pas seulement cela. C’est un commandement qui vise au bien commun sans heurter les lois non écrites qui sont inscrites dans le cœur de l’homme, non plus que l’ordre naturel du monde, tel qu’il est connaissable par l’exercice de la raison. Tel est l’enseignement de la Grèce antique, dont notre civilisation est le prolongement.

La loi qu’on vous oppose n’apparaît, à cette lumière, que comme un simulacre. Elle a pu être régulièrement adoptée par les institutions compétentes, elle ne mérite pourtant pas le nom de loi :
    parce qu’elle n’est pas conforme aux lois non écrites qui sont dans le cœur de l’homme,
    parce qu’elle est étrangère à nos traditions ancestrales,
    parce qu’elle n’est pas conforme à la nature humaine, à l’ordre naturel du monde, à la raison.

Dans le texte même du Criton, ce dialogue où il défendait le principe de la soumission inconditionnelle aux lois, même injustement appliquées, Platon indiquait que le respect du droit naturel de la famille était le fondement du lien de sujétion qui nous rattache aux États dans lesquels nous vivons. Donnant un instant la parole aux lois, dans une prosopopée célèbre, il imaginait ce dialogue entre ces lois personnifiées et Socrate :
    Qu’as-tu à nous reprocher, à nous et à l’État ? lui demandaient-elles. N’est-ce pas à nous que tu dois la vie, et n’est-ce pas sous nos auspices que ton père a épousé ta mère et t’a engendré ? Parle donc ! As-tu quelque chose à redire à celles d’entre nous qui règlent les mariages ? Les trouves-tu mauvaises ?

C’est parce que les lois avaient permis aux citoyens de naître dans une famille naturelle et de recevoir leur éducation de leurs parents, proclamait-il, que ces citoyens devaient aux lois de l’État une complète soumission. C’était admettre, a contrario, que des lois bafouant le caractère naturel du mariage et le droit des enfants à recevoir leur éducation de leurs parents ne mériteraient, en revanche, aucune obéissance.

Héritière de la pensée classique, l’Église s’est inscrite dans ce sillage. Elle l’a proclamé par la bouche de saint Thomas d’Aquin :
    Toute loi portée par les hommes n’a raison de loi que dans la mesure où elle découle de la loi naturelle. Si elle dévie en quelque point de la loi naturelle, ce n’est plus alors une loi, mais une corruption de la loi.

Jean-Paul II renchérit en parlant, sur le même sujet d’une « tragique apparence de loi » à laquelle toute conscience éclairée se doit de faire objection.

S’opposer à la loi Taubira était un devoir. Exiger son abrogation en est un autre. L’une et l’autre attitudes relèvent en effet de la véritable obéissance aux lois, aux lois non écrites qui sont inscrites dans le cœur de l’homme, à la loi naturelle et à l’ordre du monde, tels qu’ils sont connaissables par la droite raison. C’est en restant fidèle à ces lois, comme vous le faites ici ce soir, que vous continuerez à n’être esclaves ni sujets de personne, que vous continuerez d’être libres.

***************

Pourquoi nous devrions tous défendre la liberté de conscience, par François-Xavier Bellamy

La loi Taubira ayant été adoptée, le prochain débat s’ensuit immédiatement : celui de l’objection de conscience, que réclament des milliers de maires et d’adjoints (y compris de gauche) qui considèrent comme une grave injustice la mutation profonde de la famille et de la filiation qu’entraîne le « mariage pour tous. »

Avec le sens du respect, du dialogue et de la nuance qui lui est coutumier, Pierre Bergé déclarait hier qu’il faut « faire soigner » ces élus récalcitrants – rien de moins – au motif qu’il ne saurait y avoir aucune liberté vis-à-vis des lois de la République. On se souviendra que la tactique qui consiste à traiter des opposants politiques comme des malades psychiatriques a été communément utilisée par les régimes totalitaires au XXème siècle ; mais bien sûr, avec la vigilance démocratique exemplaire qui les caractérise, les grands médias ont oublié de le signaler. (Ils ont également oublié de rappeler que le même Pierre Bergé, il y a moins de dix ans, appelait à la liberté de conscience des maires, en publiant un « manifeste pour l’égalité » qui appelait les élus à violer la loi établie pour célébrer partout des mariages homosexuels…)

Au-delà de ces menaces aussi incohérentes qu’inquiétantes, on peut lire dans le débat actuel une surprenante incompréhension de la nature même de l’objection de conscience, et plus largement du rapport de la conscience individuelle à la loi politique. Pour y répondre, à mon humble mesure, je reproduis ici un article que j’ai publié récemment sur le sujet, en espérant qu’il pourra contribuer à éclairer l’intelligence – et la conscience – de chacun, dans le dialogue difficile et nécessaire qui commence.

C’est aussi pour témoigner de l’urgence d’un authentique respect des consciences, exigence qui devrait nous rassembler indépendamment de nos positions individuelles sur la loi Taubira, que je retournerai manifester le 26 mai prochain, avec des centaines de milliers de Français qui espèrent que notre démocratie retrouve bientôt le chemin du progrès !


La conscience et la loi

Deux voies pour l’autorité politique

Pourquoi obéissons-nous à la loi ? La première raison qui nous conduit à nous conformer à ce que prescrit le droit, c’est le fait que toute loi s’accompagne nécessairement de la menace d’une sanction : si je ne paye pas mes impôts, je risque d’aller en prison. Voilà le calcul spontané, primitif mais efficace, qui conduit généralement à renoncer à l’infraction parfois tentante pour plier notre conduite à la norme commune. De ce fait, une règle dont l’entorse n’est plus réellement sanctionnée devient bientôt obsolète : lorsque les peines ne sont plus effectives, les lois ne sont plus efficaces.

Cependant, ce calcul primitif nous enferme dans un simple rapport de contrainte : il ne contient en lui-même aucune exigence de justice. C’est ici qu’on distingue une société vraiment démocratique : si la peur du gendarme demeure toujours le commencement de la sagesse, elle ne doit rester qu’un commencement, et laisser place à un autre rapport à la loi : dans une société libre, le citoyen obéit aux lois parce que cela est juste. Seule cette seconde raison permet de concilier l’obéissance à la règle avec la liberté individuelle.

Il y a donc deux motifs pour expliquer le respect des lois, deux fondements possibles pour asseoir l’autorité politique : la peur, ou l’adhésion. La contrainte, ou l’obligation. La force, ou la conscience. On l’a dit, ces deux principes ne sont pas toujours exclusifs dans la pratique ; mais en droit, ils supposent un choix radical, duquel dépend depuis toujours la nature même de l’autorité politique. L’antique tragédie de Sophocle éclaire l’opposition irréconciliable de ces deux voies. La première est celle de Créon, qui affirme que les commandements doivent être suivis pour la seule raison que le souverain, qui possède pour lui la force, les a fixés. La seconde est celle d’Antigone, qui réplique que rien, pas même le risque de la mort, ne la contraindra à fuir la seule obligation qui puisse compter pour elle, l’impératif de justice reçu en conscience.

La reconnaissance juridique de la conscience, critère décisif de la démocratie

C’est donc l’importance accordée à la conscience qui distingue Créon d’Antigone. Là se joue ce choix absolu, qui n’admet pas de degrés : il faut donner la première place à la conscience, ou bien ne lui en laisser aucune. Il faut faire le choix politique, collectif, d’Antigone ou de Créon. De notre décision dépendra la forme de la société dans laquelle nous vivons. Une authentique liberté politique ne peut se fonder que sur l’exigence du respect des consciences : parce que la loi trouve sa justification dans le fait qu’elle répond à la recherche partagée de la justice, alors il est nécessaire de permettre à chacun de contribuer personnellement à son élaboration. De là s’ensuivent les procédures électives, parlementaires, référendaires, la liberté d’expression et d’association, et tant d’autres dispositions qui rendent effective la primauté donnée à la liberté de conscience. Si, à l’inverse, la conscience individuelle ne mérite aucun respect, alors à quoi bon parler de démocratie ?

La reconnaissance progressive de la dignité de toute personne, qui a émergé en Europe à la faveur de plusieurs siècles de philosophie et de théorie du droit imprégnées de christianisme, a abouti à l’affirmation politique des droits de la conscience. Dans des pages décisives, st. Thomas d’Aquin affirme clairement, en s’inspirant de l’intuition augustinienne, qu’une loi injuste ne saurait constituer une obligation pour le citoyen – et que résister à cette loi est parfois la véritable obligation. A partir de ces réflexions, la question décisive de la philosophie du droit n’est plus celle de la place de la conscience, désormais acquise, mais plutôt le difficile problème de la détermination des critères concrets permettant de reconnaître objectivement une loi comme injuste. Il est alors entendu que, dans une situation avérée d’injustice, le devoir moral commande de s’opposer à la loi. La Seconde Guerre mondiale voit s’incarner, dans les résistances européennes, une forme de contestation qui dépasse par son universalisme ce que pouvaient être par le passé, et jusqu’au début du XXème siècle, les mouvements de soulèvement nationalistes face aux invasions. Pour le résistant français, par exemple, il ne s’agit pas seulement de lutter pour la libération du pays, mais aussi et surtout contre le nazisme, considéré comme un mal politique et moral objectif. Cette même conviction inspirera les actions de résistance allemande à Hitler, de Stauffenberg aux étudiants munichois de la Rose blanche.

Ce tournant sera scellé par les procès de Nüremberg, qui constituent un moment décisif dans l’histoire du droit. Pour la première fois, des hommes sont jugés – et condamnés – pour avoir agi d’une façon qui pourtant, au regard du droit positif, était parfaitement et absolument légale. Le troisième Reich, arrivé au pouvoir par la voie des urnes, sans aucun coup de force ni aucune irrégularité, s’était distingué – suprême degré dans l’horreur – par son caractère parfaitement légaliste du point de vue formel. De ce point de vue formel, le droit nazi était donc pleinement valide. Et pourtant, les juges de Nüremberg décideront de sanctionner des responsables, parmi lesquels des hauts fonctionnaires ou des officiers, pour avoir appliqué ces lois, eux dont c’était pourtant le métier. Il fallait nécessairement pour cela invoquer une instance supérieure à la loi, à laquelle l’obligation morale fondamentale commande d’obéir en premier : cette loi de la conscience, que rien ne saurait faire taire, et que nous sommes toujours inexcusables de n’avoir pas entendue et suivie. C’était choisir la liberté de la conscience contre la soumission aveugle aux édits du pouvoir – choisir Antigone contre Créon. Ce choix juridique essentiel peut être relié à la reconnaissance de l’objection de conscience, notamment dans la tradition juridique française à l’occasion de quelques « cas de conscience » célèbres, comme la guerre d’Algérie ou la pratique de l’interruption volontaire de grossesse.

La conscience menacée ?

La reconnaissance de l’objection de conscience est souvent décrite comme une conquête de la gauche. Et pourtant, c’est la gauche qui, aujourd’hui, menace dangereusement de revenir sur ce choix si décisif. A l’occasion du mariage homosexuel, le président de la République s’est illustré dans l’une de ces volte-face dont il a le secret. Devant dix-sept mille maires réunis en congrès, il rappelle que les élus peuvent faire appel au principe de l’objection de conscience pour ne pas célébrer des mariages qui heurteraient les principes de leur conception de la famille. La déclaration suscite l’intérêt des médias ; et le lendemain, après avoir reçu deux représentants des associations LGBT, M. Hollande déclare laconiquement qu’il « retire » cette liberté de conscience. Une telle légèreté fait frémir, lorsqu’on prend la mesure des enjeux…

L’épisode est instructif : il dit l’inconsistance de la réflexion, au plus haut niveau de l’État, sur une question qui, comme nous avons tenté de le montrer, est pourtant décisive. Le flot de réactions qui s’en est ensuivi montrait d’ailleurs, hélas ! que plus personne ne sait exactement ce que signifie la conscience. Loin qu’il s’agisse d’une liberté laissée à chacun de choisir dans les lois celles qui lui plaisent ou non, elle désigne au contraire l’exigence individuelle qui consiste à se reconnaître obligé devant la loi comme devant un impératif intérieur, et non pas simplement une contrainte extérieure. Si j’obéis à la loi, c’est parce que cela est juste, et non parce que j’y suis contraint. Cela suppose que mon obéissance demeure conditionnée à la justice de la loi… Parmi les détracteurs improvisés de la liberté de conscience, lequel oserait assumer qu’il faut obéir à tous les ordres du pouvoir en place, même lorsque je sais qu’ils produisent une injustice ?

Rappelons donc que l’objection de conscience n’a rien d’un choix de facilité, ou de convenance. C’est une décision grave, qui suppose d’être fondée sur des raisons solides et fortes, sur une considération générale et non personnelle de la loi. Mais c’est un choix parfois nécessaire. Si elle n’accepte pas de le reconnaître et de le protéger, la force publique transforme inéluctablement (quand bien même ce serait apparemment indolore, insensible) la liberté de la société civile en l’uniformité d’une dictature. Et elle transforme ainsi la loi en pure contrainte.

Sauver la loi

Car au fond, c’est cette question qui est posée. Qu’est-ce qu’une loi ? A cette question, le positivisme juridique classique apportait une réponse simple : une loi est un commandement assorti de la menace d’une sanction. Mais cette réponse est objectivement, pour l’idéal démocratique, insuffisante et dangereuse. Insuffisante, parce qu’elle ne suffit pas à rendre raison de la nature propre de la loi. Après tout, si l’on s’en tient à ces deux critères, rien ne distingue l’injonction du percepteur de celle du voleur de grand chemin. Le premier dit : « Si vous ne payez pas l’impôt, vous irez en prison. » L’autre commande : « La bourse ou la vie ! » Dans les deux cas, nous avons affaire à un commandement assorti de la menace d’une sanction ; pourtant, l’un doit normalement nous obliger, en conscience ; mais à l’autre, seule la violence peut nous faire obéir. Si le percepteur commande de façon légitime, c’est que son injonction ne dépend pas de lui, mais d’un principe qui le dépasse. C’est qu’il est juste de contribuer au bien commun dans la mesure de ses moyens, alors qu’il est nécessairement injuste de devoir se dépouiller de son bien pour le seul profit de plus fort que soi.

Un État qui refuserait de considérer que, en dernier ressort, l’obligation juridique ne peut trouver de fondement que dans la primauté de la conscience, deviendrait comparable à ce bandit de grand chemin, dont les injonctions n’ont d’autre fondement que la violence dont il peut les accompagner. Au fond, la nature même de l’autorité politique se joue donc dans sa capacité à reconnaître ou non le droit à l’objection de conscience. La majorité actuelle saura-t-elle s’en souvenir ? Tout gouvernement qui veut contribuer par son autorité à la construction jamais achevée d’une société libre, comme tout législateur qui veut authentiquement produire des lois, doit commencer par reconnaître comme un principe essentiel et intangible le respect et la protection de la liberté de conscience de chaque citoyen, pourvu que son exercice soit suffisamment précis et exigeant pour que rien ne puisse faire craindre qu’il soit détourné de sa signification première.