jeudi 15 mai 2014

Textes lus lors de notre 35ème veillée - 15 mai 2014


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Comme pour l'esprit rien n'est trop grand,
pour la bonté rien n'est trop petit.
SAINT JEAN-PAUL II
                         
Jean de Baulhoo, Pensées d'un Homme, « Espoir » (2008)
Alexandre Soljenitsyne, L'Archipel du goulag, « La ligne de partage entre le bien et le mal » (1973)
Marie Jenna, Élévations poétiques et religieuses, « La cathédrale de Strasbourg » (1864)
Lettres de Poilus, « Lettre de Julien Christol à ses parents » (15 octobre 1914)
Victor Hugo, L'année terrible, « À la France » (1871)

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ESPOIR

Tu seras
La force
Silencieuse
Et solitaire ;

Le félin ;
La panthère
Noire
Sans tanière ;

Rare
Comme l'ébène
Des forêts
Lointaines ;

Et dans tes yeux
De braise
Brilleront des feux
Sur la falaise,

Bien plus
Que les éclats du phare
Qu'implorent les marins
Dans les brisants du soir.

Jean de Baulhoo
Pensées d'un homme
Edilivre, 2008

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La ligne de partage entre le bien et le mal
Alexandre Soljenitsyne, L'Archipel du goulag (1973)
Sur la paille pourrie de la prison, j'ai ressenti pour la première fois le bien remuer en moi. Peu à peu j'ai découvert que la ligne de partage entre le bien et le mal ne sépare ni les États ni les classes ni les partis, mais qu'elle traverse le cœur de chaque homme et de toute l'humanité. Dans un cœur envahi par le mal, elle préserve un bastion du bien. Cette ligne est mobile, elle oscille en nous avec les années. Dans le meilleur des cœurs - un coin d'où le mal n'a pas été déraciné.
Dès lors, j'ai compris la vérité de toutes les religions du monde : elles luttent avec le mal en l'homme (en chaque homme). Il est impossible de chasser tout à fait le mal hors du monde, mais en chaque homme on peut le réduire.
Dès lors, j'ai compris le mensonge de toutes les révolutions de l'histoire : elles se bornent à supprimer les agents du mal qui leur sont contemporains (et de plus, dans leur hâte, sans discernement, les agents du bien), mais le mal lui-même leur revient en héritage, encore amplifié. (...)
J'ai passé de nombreuses années à dévider ces réflexions douloureuses et quand on me parle de l'insensibilité de nos hauts fonctionnaires ou de la cruauté des bourreaux, je me revois avec mes galons de capitaine conduisant ma batterie (d'artillerie) à travers la Prusse ravagée par les incendies, et je dis : "Nous autres, avons-nous été meilleurs ?"
Quand on me fait remarquer avec amertume la mollesse de l'Occident, sa myopie politique, ses divisions, son désarroi, j'invoque le passé :
"Ceux d'entre nous qui ne sont pas passés par l'Archipel ont-ils eu des pensées plus fermes, plus fortes ?"
C'est pourquoi je me tourne vers mes années de détention et dis, non sans étonner ceux qui m'entourent : "BÉNIE SOIS-TU PRISON !"
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La cathédrale de Strasbourg

Seigneur, si votre peuple en sa triste folie
Pour des biens mensongers si souvent vous oublie,
Ah ! nous vous bénissons de ce que, parmi nous,
Ce qu’on voit de plus beau, mon Dieu, fut fait pour vous ;
De ce que, par-dessus tous les bruits de la terre,
Bruits de cupidité, bruits de haine et de guerre,
Bruits du passé qui tombe et du présent qui fuit,
Vaine agitation du jour et de la nuit,
Voix de l’ambition, plainte de la souffrance,
Vous avez fait monter le cri de l’espérance !
Légers festons de pierre autour des saints vitraux,
Cintres, piliers hardis, colonnes en faisceaux,
Dites qui vous créa. Fut-ce la main des anges ?
Et voyait-on parfois des célestes phalanges
Passer les voiles blancs et les écharpes d’or,
Quand de la flèche au ciel elles prenaient l’essor ?
Non, ce ne fut point eux ; non, non, ce sont des hommes,
Des hommes impuissants, pauvres comme nous sommes.
Ils ont dit : Travaillons ! et que Dieu vienne là !
Et puis ils ont prié, puis ils ont fait cela.
Salut ! portail sacré : salut ! flèche gothique ;
Salut ! temple béni, vieux géant catholique,
Qui des saints monuments, palais du Roi des rois,
As su porter plus haut le signe de la croix.
Ô toi, de nos aïeux magnifique héritage,
À tous leurs descendants parle un divin langage :
Puisqu’il faut en passant vers toi lever les yeux,
Ils seront bien forcés de regarder les cieux,
Oh ! dis-leur qu’il est triste et qu’il est misérable
De ne voir ici-bas qu’un peu d’or et de sable ;
Dis-leur que l’homme est grand quand il est à genoux
Devant le Dieu si grand qui s’abaissa pour nous ;
Dis-leur qu’il faut à l’âme un lumineux mystère,
Et qu’elle se dilate et vit dans la prière ;
Que leurs riches palais s’écrouleront demain,
Et que tu resteras, toi, jusques à la fin.
Qu’au dernier jour encor Dieu respecte ta cime,
Et que seule elle plane au-dessus de l’abîme,
Pour être un piédestal à l’archange vainqueur
Qui viendra réveiller les élus du Seigneur !

Marie Jenna, Élévations poétiques et religieuses (1864)

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Lettre de Julien Christol à ses parents

Julien Christol avait 22 ans en 1914...
Saint-Denis, le 15 octobre 1914,
Cher papa, Chère maman,
Avant de quitter Saint-Denis pour les lignes de feu, je tiens à vous dire mes dernières volontés.
C’est avec conscience et en toute connaissance de cause que j’ai demandé à partir. J’ai voulu rester digne du nom de Christol. C’est le seul et le plus bel héritage que vous puissiez nous transmettre. Vous nous avez toujours dit que nous devions accomplir notre devoir entièrement malgré tous les sacrifices qu’il comporte ; le moment est venu, il faut chasser les barbares, les massacreurs de femmes et d’enfants, ceux qui ont détruit l’héritage artistique de nos aïeux et qui ont voulu rabaisser l’homme au niveau des sauvages ; il faut chasser tout cela de notre belle France, et pas un Français n’est de trop.
Tous nous devons avec résignation donner notre vie à la Patrie tels les Anciens et nos aïeux de 89, restons dignes d’eux.
Je pars avec votre bénédiction.
Vous êtes tous deux résignés et prêts au dernier sacrifice. Quand vous ouvrirez la présente, je ne serai plus, mais je resterai au fond de vos tendres cœurs. Vous n’aurez pas à rougir de vos pauvres fils et vous pourrez parler d’eux avec fierté.
Je n’ai rien à léguer, vous le savez.
Je voudrais que de temps en temps vous parliez de moi à mes petits neveux, à Pierre surtout, il fut une de mes dernières joies à Saint-Denis.
Je voudrais surtout, et je sais que vous le ferez, que vous consoliez ma chère Andrée. J’ai brisé sa vie en voulant la rendre heureuse. Nous faisions un rêve trop beau tous les deux, les circonstances l’ont changé.
Je sais, mon cher papa, que tu remplaceras le père qu’elle a perdu. Je voudrais aussi, si elle y consent, et si vous faites des lettres de faire-part, qu’elle figure sur elles. Son amour fut grand et mérite d’être récompensé. Nos âmes et nos cœurs ne faisaient qu’un, nos pensées étaient les mêmes. Il ne manquait que la consécration de notre union.
Voici à peu près tous mes désirs et je souhaite de tout mon cœur que vous ne lisiez jamais cette lettre.
Recevez mes plus affectueux baisers. Vous avez toujours été bons pour nous ; il a fallu qu’une guerre barbare détruise la douce maison de la Varenne où j’ai passé de si bons moments près de vous et de la famille. L’homme propose, Dieu dispose. Adieu, j’aurais aimé vous rendre la vie heureuse que vous avez faites à tous, mais hélas ayez du courage, c’est pour la France et la Justice que votre Julien est mort.
Adieu.
Julien CHRISTOL
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Victor Hugo, À la France (1871)

Personne pour toi. Tous sont d'accord. Celui-ci,
Nommé Gladstone, dit à tes bourreaux : merci !
Cet autre, nommé Grant, te conspue, et cet autre,
Nommé Bancroft, t'outrage ; ici c'est un apôtre,
Là c'est un soldat, là c'est un juge, un tribun,
Un prêtre, l'un du Nord, l'autre du Sud ; pas un
Que ton sang, à grands flots versé, ne satisfasse ;
Pas un qui sur ta croix ne te crache à la face.
Hélas ! qu'as-tu donc fait aux nations ? Tu vins
Vers celles qui pleuraient, avec ces mots divins :
Joie et Paix ! - Tu criais : - Espérance ! Allégresse !
Sois puissante, Amérique, et toi sois libre, ô Grèce !
L'Italie était grande ; elle doit l'être encor.
Je le veux ! - Tu donnas à celle-ci ton or ;
A celle-là ton sang, à toutes la lumière.
Tu défendis le droit des hommes, coutumière
De tous les dévoûments et de tous les devoirs.
Comme le bœuf revient repu des abreuvoirs,
Les hommes sont rentrés pas à pas à l'étable,
Rassasiés de toi, grande sœur redoutable,
De toi qui protégeas, de toi qui combattis.
Ah ! se montrer ingrats, c'est se prouver petits.
N'importe ! pas un d'eux ne te connaît. Leur foule
T'a huée, à cette heure où ta grandeur s'écroule,
Riant de chaque coup de marteau qui tombait
Sur toi, nue et sanglante et clouée au gibet.
Leur pitié plaint tes fils que la fortune amère
Condamne à la rougeur de t'avouer pour mère.
Tu ne peux pas mourir, c'est le regret qu'on a.
Tu penches dans la nuit ton front qui rayonna ;
L'aigle de l'ombre est là qui te mange le foie ;
C'est à qui reniera la vaincue ; et la joie
Des rois pillards, pareils aux bandits des Adrets,
Charme l'Europe et plaît au monde... - Ah ! je voudrais,
Je voudrais n'être pas Français pour pouvoir dire
Que je te choisis, France, et que, dans ton martyre,
Je te proclame, toi que ronge le vautour,
Ma patrie et ma gloire et mon unique amour !


jeudi 1 mai 2014

Textes lus lors de notre 34ème veillée - 1er mai 2014


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La beauté sauvera le monde.
DOSTOÏEVSKI
                         
Jean de Baulhoo, Livret de poésie de France, « Le pays » (2012)
Alexandre Soljenitsyne, Le déclin du courage, « Matérialisme contre spiritualité » (8 juin 1978)
Nérée Beauchemin, Les Floraisons matutinales, « Giboulée » (1897)
Alexandre Soljenitsyne, Le déclin du courage, « La presse » (8 juin 1978)
Marie Jenna, Élévations poétiques et religieuses, « Tableau de Nuit » (1864)
Victor Hugo, Les rayons et les ombres, « Mères, l'enfant qui joue à votre seuil joyeux » (mars 1840)

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Le pays

C’est bleu
Comme l’azur
Des cieux

C’est blanc
Comme le soleil
De printemps

C’est vermillon
Comme le sang
D’un dragon

C’est tricolore
Comme le drapeau
Qui dort

C’est français
Comme l’or
Des champs de blé

C’est éternel
Comme les étoiles
Dans le ciel

C’est mon pays
Comme ma famille
Ma patrie

Jean de Baulhoo, Livret de poésie de France, Éditions Nouvelle Pléiade, 2012

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LE DÉCLIN DU COURAGE
Extraits du discours prononcé par Alexandre Soljenitsyne à Harvard le 8 juin 1978.
Texte 2 :  « Matérialisme contre spiritualité »
Il est universellement admis que l'Ouest montre la voie au monde entier vers le développement économique réussi (...). Et pourtant, beaucoup d'hommes à l'Ouest ne sont pas satisfaits de la société dans laquelle ils vivent. Ils la méprisent, ou l'accusent de ne plus être au niveau de maturité requis par l'humanité. Et beaucoup sont amenés à glisser vers le socialisme, ce qui est une tentation fausse et dangereuse. J'espère que personne ici présent ne me suspectera de vouloir exprimer une critique du système occidental dans l'idée de suggérer le socialisme comme alternative. Non, pour avoir connu un pays où le socialisme a été mis en œuvre, je ne prononcerai pas en faveur d'une telle alternative. (...) Mais si l'on me demandait si, en retour, je pourrais proposer l'Ouest, en son état actuel, comme modèle pour mon pays, il me faudrait en toute honnêteté répondre par la négative. Non, je ne prendrais pas votre société comme modèle pour la transformation de la mienne. (...). Bien sûr, une société ne peut rester dans des abîmes d'anarchie, comme c'est le cas dans mon pays. Mais il est tout aussi avilissant pour elle de rester dans un état affadi et sans âme de légalisme, comme c'est le cas de la vôtre. Après avoir souffert pendant des décennies de violence et d'oppression, l'âme humaine aspire à des choses plus élevées, plus brûlantes, plus pures que celles offertes aujourd'hui par les habitudes d'une société massifiée, forgées par l'invasion révoltante de publicités commerciales, par l'abrutissement télévisuel, et par une musique intolérable.
(...) Le mode de vie occidental apparaît de moins en moins comme le modèle directeur. Il est des symptômes révélateurs par lesquels l'histoire lance des avertissements à une société menacée ou en péril. De tels avertissements sont, en l'occurrence, le déclin des arts, ou le manque de grands hommes d'État. (...)
Mais le combat pour notre planète, physique et spirituel, (...) a déjà commencé. Les forces du Mal ont commencé leur offensive décisive.  (...)
Comment l'Ouest a-t-il pu décliner, de son pas triomphal à sa débilité présente ? A-t-il connu dans son évolution des points de non-retour qui lui furent fatals, a-t-il perdu son chemin ? Il ne semble pas que cela soit le cas. L'Ouest a continué à avancer d'un pas ferme en adéquation avec ses intentions proclamées pour la société, main dans la main avec un progrès technologique étourdissant. Et tout soudain il s'est trouvé dans son état présent de faiblesse. Cela signifie que l'erreur doit être à la racine, à la fondation de la pensée moderne. Je parle de la vision du monde qui a prévalu en Occident à l'époque moderne (...), née à la Renaissance, et dont les développements politiques se sont manifestés à partir des Lumières. Elle est devenue la base de la doctrine sociale et politique et pourrait être appelée l'humanisme rationaliste, ou l'autonomie humaniste : l'autonomie proclamée et pratiquée de l'homme à l'encontre de toute force supérieure à lui. On peut parler aussi d'anthropocentrisme : l'homme est vu au centre de tout.
(...) En s'écartant de l'esprit, l'homme s'empara de tout ce qui est matériel, avec excès et sans mesure. La pensée humaniste, qui s'est proclamée notre guide, n'admettait pas l'existence d'un mal intrinsèque en l'homme, et ne voyait pas de tâche plus noble que d'atteindre le bonheur sur terre. Voilà qui engagea la civilisation occidentale moderne naissante sur la pente dangereuse de l'adoration de l'homme et de ses besoins matériels. Tout ce qui se trouvait au-delà du bien-être physique et de l'accumulation de biens matériels, tous les autres besoins humains, caractéristiques d'une nature subtile et élevée, furent rejetés hors du champ d'intérêt de l'État et du système social, comme si la vie n'avait pas un sens plus élevé. De la sorte, des failles furent laissées ouvertes pour que s'y engouffre le mal, et son haleine putride souffle librement aujourd'hui. Plus de liberté en soi ne résout pas le moins du monde l'intégralité des problèmes humains, et même en ajoute un certain nombre de nouveaux.
Et pourtant, dans les jeunes démocraties, (...) tous les droits de l'homme individuels reposaient sur la croyance que l'homme est une créature de Dieu. C'est-à-dire que la liberté était accordée à l'individu de manière conditionnelle, soumise constamment à sa responsabilité religieuse. Tel fut l'héritage du siècle passé.
Toutes les limitations de cette sorte s'émoussèrent en Occident, une émancipation complète survint, malgré l'héritage moral de siècles chrétiens, avec leurs prodiges de miséricorde et de sacrifice. Les États devinrent sans cesses plus matérialistes. L'Occident a défendu avec succès, et même surabondamment, les droits de l'homme, mais l'homme a vu complètement s'étioler la conscience de sa responsabilité devant Dieu et la société. Durant ces dernières décennies, cet égoïsme juridique de la philosophie occidentale a été définitivement réalisé, et le monde se retrouve dans une cruelle crise spirituelle et dans une impasse politique. Et tous les succès techniques (...) n'ont pas réussi à racheter la misère morale dans laquelle est tombé le XXème siècle (...).
Mais il est une catastrophe qui pour beaucoup est déjà présente pour nous. Je veux parler du désastre d'une conscience humaniste parfaitement autonome et irréligieuse.
Elle a fait de l'homme la mesure de toutes choses sur terre, l'homme imparfait, qui n'est jamais dénué d'orgueil, d'égoïsme, d'envie, de vanité, et tant d'autres défauts. Nous payons aujourd'hui les erreurs qui n'étaient pas apparues comme telles au début de notre voyage. Sur la route qui nous a amenés de la Renaissance à nos jours, notre expérience s'est enrichie, mais nous avons perdu l'idée d'une entité supérieure qui autrefois réfrénait nos passions et notre irresponsabilité.
Nous avions placé trop d'espoirs dans les transformations politico-sociales, et il se révèle qu'on nous enlève ce que nous avons de plus précieux : notre vie intérieure. A l'Est, c'est la foire du Parti qui la foule aux pieds, à l'Ouest la foire du Commerce (...). Si l'homme, comme le déclare l'humanisme, n'était né que pour le bonheur, il ne serait pas né non plus pour la mort. Mais corporellement voué à la mort, sa tâche sur cette terre n'en devient que plus spirituelle : non pas un gorgement de quotidienneté, non pas la recherche des meilleurs moyens d'acquisition, puis de joyeuse dépense des biens matériels, mais l'accomplissement d'un dur et permanent devoir, en sorte que tout le chemin de notre vie devienne l'expérience d'une élévation avant tout spirituelle : quitter cette vie en créatures plus hautes que nous n'y étions entrés.
Il est impératif que nous revoyions à la hausse l'échelle de nos valeurs humaines. Sa pauvreté actuelle est effarante. Il n'est pas possible que l'aune qui sert à mesurer de l'efficacité d'un président se limite à la question de combien d'argent l'on peut gagner, ou de la pertinence de la construction d'un gazoduc. Ce n'est que par un mouvement volontaire de modération de nos passions, sereine et acceptée par nous, que l'humanité peut s'élever au-dessus du courant de matérialisme qui emprisonne le monde.
(...) Notre vie doit changer si elle ne veut pas périr par sa propre faute. Nous ne pouvons nous dispenser de rappeler ce qu'est fondamentalement la vie, la société. Est-ce vrai que l'homme est au-dessus de tout ? N'y a-t-il aucun esprit supérieur au-dessus de lui ? Les activités humaines et sociales peuvent-elles légitimement être réglées par la seule expansion matérielle ? A-t-on le droit de promouvoir cette expansion au détriment de l'intégrité de notre vie spirituelle ?
Si le monde ne touche pas à sa fin, il a atteint une étape décisive dans son histoire, semblable en importance au tournant qui a conduit du Moyen âge à la Renaissance. Cela va requérir de nous un embrasement spirituel. Il nous faudra nous hisser à une nouvelle hauteur de vue, à une nouvelle conception de la vie, où notre nature physique ne sera pas maudite, comme elle a pu l'être au Moyen-âge, mais, ce qui est bien plus important, où notre être spirituel ne sera pas non plus piétiné, comme il le fut à l'ère moderne.
Notre ascension nous mène à une nouvelle étape anthropologique. Nous n'avons pas d'autre choix que de monter... toujours plus haut.

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Nérée Beauchemin (1850-1931).
Recueil : Les floraisons matutinales (1897).

Giboulée.

De grands brouillards couleur de suie,
Chassés par un vent sans pareil,
Passent à plein vol : neige et pluie
Tombent, brillantes de soleil.

Sur les toits, globule à globule,
Pétillent grésil et grêlons ;
Et la vitre tintinnabule :
On croit ouïr des carillons.

Sans répit, la mitraille fine
Sautille, étincelle, bruit :
Puis une bruine argentine
Filtre du nuage qui fuit.

Nul crayon ne pourrait décrire
Ce temps qui change en un clin d'œil.
Des pleurs se mêlent au sourire
Qu'avril donne à l'hiver en deuil.

Une aveuglante soleillée
Jaillit tout à coup du ciel bleu ;
Il semble que la giboulée
Darde mille aiguilles de feu.

Étoiles de glace fleuries,
Prismes de cristal délicats :
On dirait mille pierreries,
Mille papillotants micas.

Mais ces joyaux se fondent vite.
L'astre qui déjà flambe haut,
Dans l'azur éclairci gravite
De plus en plus clair et plus chaud.

En dépit de la bise froide,
Ses obliques rayons tiédis
Font mollir la ramure roide
Des vieux érables engourdis.

Au fond des forêts que décorent
Sapins verts et blancs merisiers,
Les sirops odorants se dorent
Au feu des résineux brasiers.

De l'écorce fraîche entaillée,
Dans les vases de fin bouleau,
Pure, cristalline, emmiellée,
Goutte à goutte distille l'eau.

Maintenant le couchant rougeoie.
L'oiseau, qui pressent les beaux jours,
Raconte la première joie
De ses vagabondes amours.

Huppe au vent, il saute, il pépie.
La mère, au creux des brins douillets,
Grelottante, en boule tapie,
Réchauffe ses chers oiselets.

Preste courrier que nous dépêche
La saison verte, oiseau, qu'es-tu ?
Que nous chante la chanson fraîche
De ton grêle sifflet pointu ?

Alerte et gentil hochequeue,
Du haut des pins ne vois-tu pas,
Par-dessus la colline bleue,
Venir Mai, tout rose, là-bas ?

Pâques vient : monts, val et clairière
N'ont point quitté leur blanc décor,
Et la fauvette printanière
Ne rossignole pas encor.

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LA PRESSE
Extraits du discours prononcé par Alexandre Soljenitsyne à Harvard le 8 juin 1978.

La presse, aussi, bien sûr, jouit de la plus grande liberté. Mais pour quel usage ? (...) Quelle responsabilité s'exerce sur le journaliste, ou sur un journal, à l'encontre de son lectorat, ou de l'histoire ? S'ils ont trompé l'opinion publique en divulguant des informations erronées, ou de fausses conclusions, si même ils ont contribué à ce que des fautes soient commises au plus haut degré de l'État, avons-nous le souvenir d'un seul cas, où le dit journaliste ou le dit journal ait exprimé quelque regret ? Non, bien sûr, cela porterait préjudice aux ventes. De telles erreurs peut bien découler le pire pour une nation, le journaliste s'en tirera toujours. Étant donné que l'on a besoin d'une information crédible et immédiate, il devient obligatoire d'avoir recours aux conjectures, aux rumeurs, aux suppositions pour remplir les trous, et rien de tout cela ne sera jamais réfuté ; ces mensonges s'installent dans la mémoire du lecteur. Combien de jugements hâtifs, irréfléchis, superficiels et trompeurs sont ainsi émis quotidiennement, jetant le trouble chez le lecteur, et le laissant ensuite à lui-même ? La presse peut jouer le rôle d'opinion publique, ou la tromper. De la sorte, on verra des terroristes peints sous les traits de héros, des secrets d'État touchant à la sécurité du pays divulgués sur la place publique, ou encore des intrusions sans vergogne dans l'intimité de personnes connues, en vertu du slogan : « tout le monde a le droit de tout savoir ». Mais c'est un slogan faux, fruit d'une époque fausse ; d'une bien plus grande valeur est ce droit confisqué, le droit des hommes de ne pas savoir, de ne pas voir leur âme divine étouffée sous les ragots, les stupidités, les paroles vaines. Une personne qui mène une vie pleine de travail et de sens n'a absolument pas besoin de ce flot pesant et incessant d'information. (...) Autre chose ne manquera pas de surprendre un observateur venu de l'Est totalitaire, avec sa presse rigoureusement univoque : on découvre un courant général d'idées privilégiées au sein de la presse occidentale dans son ensemble, une sorte d'esprit du temps, fait de critères de jugement reconnus par tous, d'intérêts communs, la somme de tout cela donnant le sentiment non d'une compétition mais d'une uniformité. Il existe peut-être une liberté sans limite pour la presse, mais certainement pas pour le lecteur : les journaux ne font que transmettre avec énergie et emphase toutes ces opinions qui ne vont pas trop ouvertement contredire ce courant dominant.
Sans qu'il y ait besoin de censure, les courants de pensée, d'idées à la mode sont séparés avec soin de ceux qui ne le sont pas, et ces derniers, sans être à proprement parler interdits, n'ont que peu de chances de percer au milieu des autres ouvrages et périodiques, ou d'être relayés dans le supérieur. Vos étudiants sont libres au sens légal du terme, mais ils sont prisonniers des idoles portées aux nues par l'engouement à la mode. Sans qu'il y ait, comme à l'Est, de violence ouverte, cette sélection opérée par la mode, ce besoin de tout conformer à des modèles standards, empêchent les penseurs les plus originaux d'apporter leur contribution à la vie publique et provoquent l'apparition d'un dangereux esprit grégaire qui fait obstacle à un développement digne de ce nom. Aux États-unis, il m'est arrivé de recevoir des lettres de personnes éminemment intelligentes... peut-être un professeur d'un petit collège perdu, qui aurait pu beaucoup pour le renouveau et le salut de son pays, mais le pays ne pouvait l'entendre, car les média n'allaient pas lui donner la parole. Voilà qui donne naissance à de solides préjugés de masse, à un aveuglement qui à notre époque est particulièrement dangereux.

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Tableau de Nuit

Cette heure où tout finit, l'heure où l'on doit se taire,
Ces longs arbres voilés, ce monde solitaire,
Ces chants et ces clartés s'éteignant dans la nuit,
Cette échappée au ciel où le regard s'enfuit,
Ce groupe de sapins, ombre parmi les ombres,
Où l'esprit fasciné cherche des rives sombres ;
Ce croissant s'élevant comme un sacré flambeau,
Rayon pâle et discret glissant sur un tombeau,
Ce nuage, flocon qu'un vent d'en haut balance,
Ces longs frémissements passant dans le silence,
            Mon Dieu, c'est beau !

Marie Jenna, Élévations poétiques et religieuses (1864)


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Victor Hugo (1802-1885).
Recueil : Les rayons et les ombres (1840).

Mères, l'enfant qui joue à votre seuil joyeux.

Mères, l'enfant qui joue à votre seuil joyeux,
Plus frêle que les fleurs, plus serein que les cieux,
Vous conseille l'amour, la pudeur, la sagesse.
L'enfant, c'est un feu pur dont la chaleur caresse ;
C'est de la gaîté sainte et du bonheur sacré,
C'est le nom paternel dans un rayon doré ;
Et vous n'avez besoin que de cette humble flamme
Pour voir distinctement dans l'ombre de votre âme.
Mères, l'enfant qu'on pleure et qui s'en est allé,
Si vous levez vos fronts vers le ciel constellé,
Verse à votre douleur une lumière auguste ;
Car l'innocent éclaire aussi bien que le juste !
Il montre, clarté douce, à vos yeux abattus,
Derrière notre orgueil, derrière nos vertus,
Derrière la nuit noire où l'âme en deuil s'exile,
Derrière nos malheurs, Dieu profond et tranquille.
Que l'enfant vive ou dorme, il rayonne toujours !
Sur cette terre où rien ne va loin sans secours,
Où nos jours incertains sur tant d'abîmes pendent,
Comme un guide au milieu des brumes que répandent
Nos vices ténébreux et nos doutes moqueurs,
Vivant, l'enfant fait voir le devoir à vos cœurs ;
Mort, c'est la vérité qu'à votre âme il dévoile.
Ici, c'est un flambeau ; là-haut, c'est une étoile.

Mars 1840.