jeudi 10 avril 2014

Textes lus lors de notre 33ème veillée - 10 avril 2014

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La beauté sauvera le monde.
DOSTOÏEVSKI
                         

Jean de Baulhoo, Livret de poésie de France, « Droit » (2012)
Alexandre Soljenitsyne, Le déclin du courage, « Le légalisme de la société occidentale » (8 juin 1978)
Chantal Delsol, « Les Veilleurs, une résistance culturelle » (3 avril 2014)
Alphonse de Lamartine, Jocelyn, Troisième époque (1836)

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                Droit

Aller envers et contre tout,
Combattre sans craindre les coups,
Avancer vers on ne sait où,
Mais marcher contre vent debout ;

Ignorer ce qui fait du bruit,
Qui à chacun donne son avis,
Sur tout et sur rien au même prix ;
Rester sourd à tout ce qu'on dit,

Serrer la main, quand devant vous
C'est d'abord le cœur qui sourit,
Voir l'homme toujours et avant tout,

Croire au soleil après la pluie,
Et vivre sans courir le sou,
Sans plus rien attendre d'autrui.

Jean de Baulhoo, Livret de poésie de France, 2012
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LE DÉCLIN DU COURAGE
Extraits du discours prononcé par Alexandre Soljenitsyne à Harvard le 8 juin 1978. Il condamne alors les deux systèmes économiques - le communisme et le capitalisme. Il dénonce surtout la chute spirituelle de la civilisation.
Texte 1 :  « Le légalisme de la société occidentale »
(...) Quand les États occidentaux modernes se sont formés, fut posé comme principe que les gouvernements avaient pour vocation de servir l'homme, et que la vie de l'homme était orientée vers la liberté et la recherche du bonheur (...) Aujourd'hui, enfin, les décennies passées de progrès social et technique ont permis la réalisation de ces aspirations : un État assurant le bien-être général. Chaque citoyen s'est vu accorder la liberté tant désirée, et des biens matériels en quantité et en qualité propres à lui procurer, en théorie, un bonheur complet, mais un bonheur au sens appauvri du mot, tel qu'il a cours depuis ces mêmes décennies.
Au cours de cette évolution, cependant, un détail psychologique a été négligé : le désir permanent de posséder toujours plus et d'avoir une vie meilleure, et la lutte en ce sens, ont imprimé sur de nombreux visages à l'Ouest les marques de l'inquiétude et même de la dépression (...). Cette compétition active et intense finit par dominer toute pensée humaine et n'ouvre pas le moins du monde la voie à la liberté du développement spirituel. (...)
La société occidentale s'est choisi l'organisation la plus appropriée à ses fins, une organisation que j'appellerais légaliste. Les limites des droits de l'homme et de ce qui est bon sont fixées par un système de lois ; ces limites sont très lâches. Les hommes à l'Ouest ont acquis une habileté considérable pour utiliser, interpréter et manipuler la loi (...). Tout conflit est résolu par le recours à la lettre de la loi, qui est considérée comme le fin mot de tout. Si quelqu'un se place du point de vue légal, plus rien ne peut lui être opposé ; nul ne lui rappellera que cela pourrait n'en être pas moins illégitime. Impensable de parler de contrainte ou de renonciation à ces droits, ni de demander de sacrifice ou de geste désintéressé : cela paraîtrait absurde. On n'entend pour ainsi dire jamais parler de retenue volontaire : chacun lutte pour étendre ses droits jusqu'aux extrêmes limites des cadres légaux.
J'ai vécu toute ma vie sous un régime communiste, et je peux vous dire qu'une société sans référent légal objectif est particulièrement terrible. Mais une société basée sur la lettre de la loi, et n'allant pas plus loin, échoue à déployer à son avantage le large champ des possibilités humaines. La lettre de la loi est trop froide et formelle pour avoir une influence bénéfique sur la société. Quand la vie est tout entière tissée de relations légalistes, il s'en dégage une atmosphère de médiocrité spirituelle qui paralyse les élans les plus nobles de l'homme.
(...) Aujourd'hui la société occidentale nous révèle qu'il règne une inégalité entre la liberté d'accomplir de bonnes actions et la liberté d'en accomplir de mauvaises. Un homme d'État qui veut accomplir quelque chose d'éminemment constructif pour son pays doit agir avec beaucoup de précautions, avec timidité pourrait-on dire. Des milliers de critiques hâtives et irresponsables le heurtent de plein fouet à chaque instant. Il se trouve constamment exposé aux traits du Parlement, de la presse. Il doit justifier pas à pas ses décisions, comme étant bien fondées et absolument sans défauts. Et un homme exceptionnel, de grande valeur, qui aurait en tête des projets inhabituels et inattendus, n'a aucune chance de s'imposer : d'emblée on lui tendra mille pièges. De ce fait, la médiocrité triomphe sous le masque des limitations démocratiques.
(...) La défense des droits individuels a pris de telles proportions que la société en tant que telle est désormais sans défense contre les initiatives de quelques-uns. Il est temps, à l'Ouest, de défendre non pas tant les droits de l'homme que ses devoirs.
D'un autre côté, une liberté destructrice et irresponsable s'est vue accorder un espace sans limite. Il s'avère que la société n'a plus que des défenses infimes à opposer à l'abîme de la décadence humaine, par exemple en ce qui concerne le mauvais usage de la liberté en matière de violence morale faites aux enfants, par des films tout pleins de pornographie, de crime, d'horreur. On considère que tout cela fait partie de la liberté, et peut être contrebalancé, en théorie, par le droit qu'ont ces mêmes enfants de ne pas regarder et de refuser ces spectacles. L'organisation légaliste de la vie a prouvé ainsi son incapacité à se défendre contre la corrosion du mal. (...)
L'évolution s'est faite progressivement, mais il semble qu'elle ait eu pour point de départ la bienveillante conception humaniste selon laquelle l'homme, maître du monde, ne porte en lui aucun germe de mal, et tout ce que notre existence offre de vicié est simplement le fruit de systèmes sociaux erronés qu'il importe d'amender. Et pourtant, il est bien étrange de voir que le crime n'a pas disparu à l'Ouest, alors même que les meilleures conditions de vie sociale semblent avoir été atteintes. Le crime est même bien plus présent que dans la société soviétique, misérable et sans loi. (...)
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« Les Veilleurs, une résistance culturelle », par Chantal Delsol (article paru dans Valeurs actuelles du 3 avril 2014)
On se dit qu’en principe les “Veilleurs” sont là pour veiller quelque chose. Mais quoi ? C’est là tout le mystère et l’intérêt de ces réunions qui apparemment n’ont pas de but affiché, dont on avait pu croire qu’elles représentaient l’excroissance momentanée de la “manif pour tous”, mais qui semblent s’être installées durablement dans le paysage. Chaque jour, des veillées ont lieu dans plusieurs villes de France. Des centaines de villes, grandes et petites, et toutes les régions sont concernées, y compris les Dom-Tom et les Français de l’étranger, puisque des veillées peuvent avoir lieu à Nouméa ou devant le consulat de France à Jérusalem. Les rencontres durent environ deux heures, le soir, elles s’organisent devant des monuments ou dans des lieux fréquentés, à la lueur des bougies.
 Après la première veillée le 16 avril 2013, on comptait déjà, le 13 juin, plus de 150 villes de France concernées. Le nombre augmente sans cesse et déborde la France.
 Les veillées consistent essentiellement en lectures de textes. Parfois autour de thèmes : on note par exemple “le courage”, “économie et dignité”, “histoire et mémoire”, “liberté d’expression”, “pouvoir et fragilité”… On y chante, le Chant des partisans ou Je chante avec toi Liberté. On y organise des marches. Dans tous les cas, le mot d’ordre est la non-violence, le silence, le calme et le respect. Les “Veilleurs debout” demeurent là, écartés les uns des autres d’un mètre ou deux, impassibles. Ils se nomment eux-mêmes les “sentinelles”.
 Pour la première fois depuis 1968, nous avons devant nous un mouvement de résistance culturelle devant une société destructrice de sens et matérialiste. Cependant, la différence est radicale entre les deux époques. Les acteurs de Mai 68 étaient violents et idéologues. Ils souhaitaient briser la société qu’ils détestaient, mais il ne s’agissait pas d’anarchisme, puisqu’ils voulaient remplacer la société matérialiste par une autre, totalitaire. Les acteurs d’aujourd’hui sont non violents et spiritualistes. Refusant la société matérialiste et prométhéenne, ils souhaiteraient lui trouver une âme, et au moins faire en sorte que ce qui subsiste d’âme ne s’éteigne pas. Ce qu’ils veillent, c’est la petite lueur de prudence, de pudeur, de décence, d’espérance, dans une société pathétique de mensonges, de snobismes, de toute-puissance et de consommation. Ils veillent ce qui reste de conscience dans des sociétés où le citoyen, prétendument libre, est devenu en réalité le fils servile et docile de l’État maternel et du chœur de la pensée conforme élitaire.
 Cette âme, cette conscience encore vivante, se trouve dans les grands textes : tapie en quelque sorte dans tous ces livres considérés comme démodés, étrangers à la modernité et, surtout, trop complexes pour les cerveaux d’enfant qu’il faudrait aplatir au plus petit dénominateur commun (ne pas étudier Molière en classe pour ne pas humilier ceux dont la famille ignore que Molière est mort). Ainsi, chez les Veilleurs, on lit des textes de Sophie Scholl, de Thémistocle, de Taine, toutes choses dont on n’a pas connaissance à l’école, manière de dire : cela existe encore puisque nous en parlons ! nous avons besoin de ces témoignages ! ils peuvent nous aider à vivre… Et manière de dire : que l’Éducation nationale cesse de faire comme si ces textes n’avaient jamais existé ! que le conformisme ambiant cesse de faire comme si les réalités décrites dans ces textes avaient cessé d’être !
 Nulle surprise de constater que la police a sans doute reçu l’ordre d’accabler spécialement les Veilleurs : ces groupes qui, non seulement ne cassent rien, mais ne laissent même pas un papier par terre, sont moins bien traités par les forces de l’ordre que ceux qui cassent les vitrines et laissent la désolation derrière eux. Il arrive que les Veilleurs soient emmenés et embastillés, ou bien interdits de se disperser et même de porter plainte, ce qui est contraire à toute démocratie. Comment le pouvoir supporterait-il ce déni silencieux de ses turpitudes ? On enchaîne aussitôt celui qui dit que le roi est nu.
 Veiller et marcher représentent les deux activités symboliques essentielles de la culture occidentale. Marcher pour avancer vers des cieux meilleurs sous le signe de l’espérance. Veiller les signes secrets de cette promesse : l’humain vaut plus que ce qu’il simplement paraît. Aux moments d’oubli et de débandade, la sentinelle est sans conteste la figure la plus forte. Elle assure la sauvegarde du monde malade.
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Alphonse de Lamartine (1790-1869).
Recueil : Jocelyn, Troisième époque (1836).

Jocelyn, le 16 décembre 1793.

La nuit, quand par hasard je m'éveille, et je pense
Que dehors et dedans tout est calme et silence,
Et qu'oubliant Laurence, auprès de moi dormant,
Mon cœur mal éveillé se croit seul un moment ;
Si j'entends tout à coup son souffle qui s'exhale,
Régulier, de son sein sortir à brise égale,
Ce souffle harmonieux d'un enfant endormi !
Sur un coude appuyé je me lève à demi,
Comme au chevet d'un fils, une mère qui veille ;
Cette haleine de paix rassure mon oreille ;
Je bénis Dieu tout bas de m'avoir accordé
Cet ange que je garde et dont je suis gardé ;
Je sens, aux voluptés dont ces heures sont pleines,
Que mon âme respire et vit dans deux haleines ;
Quelle musique aurait pour moi de tels accords ?
Je l'écoute longtemps dormir, et me rendors !

De la Grotte, 16 décembre 1793.