jeudi 19 juin 2014

Textes lus lors de notre 37ème veillée - 19 juin 2014


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L'homme supérieur est celui qui remplit son devoir.
LOUIS DE BONALD
                         
Henri Fertet, « Lettre d'adieu » (26 septembre 1943)
Jean de Baulhoo, Pensées d'un Homme, « Il est des lieux où souffle l'esprit » (2008)
Lettres de Poilus, « Lettre de Gaston Biron à sa mère » (14 juin 1916)
Charles Péguy, Ève (extraits) (1913)

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Hommage à Henri Fertet

Lettre de Henri Fertet, "un condamné à mort de 16 ans"

Élève de Seconde du Lycée Victor-Hugo à Besançon. Résistant condamné à mort par le tribunal militaire de la Feldkommandantur 560. Exécuté à Besançon le 26 septembre 1943.


« Chers Parents,

Ma lettre va vous causer une grande peine, mais je vous ai vus si pleins de courage que, je n'en doute pas, vous voudrez encore le garder, ne serait-ce que par amour pour moi.

Vous ne pouvez savoir ce que moralement j'ai souffert dans ma cellule, ce que j'ai souffert de ne plus vous voir, de ne plus sentir peser sur moi votre tendre sollicitude que de loin. Pendant ces 87 jours de cellule, votre amour m'a manqué plus que vos colis, et souvent je vous ai demandé de me pardonner le mal que je vous ai fait, tout le mal que je vous ai fait.

Vous ne pouvez vous douter de ce que je vous aime aujourd'hui car, avant, je vous aimais plutôt par routine, mais maintenant je comprends tout ce que vous avez fait pour moi et je crois être arrivé à l'amour filial véritable, au vrai amour filial. Peut-être après la guerre, un camarade vous parlera-t-il de moi, de cet amour que je lui ai communiqué. J'espère qu'il ne faillira pas à cette mission sacrée.

Remerciez toutes les personnes qui se sont intéressées à moi, et particulièrement nos plus proches parents et amis ; dites-leur ma confiance en la France éternelle. Embrassez très fort mes grands-parents, mes oncles tantes et cousins, Henriette. (...)

Je meurs pour ma Patrie. Je veux une France libre et des Français heureux. Non pas une France orgueilleuse, première nation du monde, mais une France travailleuse, laborieuse et honnête. Que les Français soient heureux, voilà l'essentiel. Dans la vie, il faut savoir cueillir le bonheur.

Pour moi, ne vous faites pas de soucis. Je garde mon courage et ma belle humeur jusqu'au bout, et je chanterai « Sambre et Meuse » parce que c'est toi, ma chère petite maman, qui me l'as apprise.

Avec Pierre, soyez sévères et tendres. Vérifiez son travail et forcez-le à travailler. N'admettez pas de négligence. Il doit se montrer digne de moi. Sur trois enfants, il en reste un. Il doit réussir.

Les soldats viennent me chercher. Je hâte le pas. Mon écriture est peut-être tremblée ; mais c'est parce que j'ai un petit crayon. Je n'ai pas peur de la mort ; j'ai la conscience tellement tranquille.

Papa, je t'en supplie, prie. Songe que, si je meurs, c'est pour mon bien. Quelle mort sera plus honorable pour moi que celle-là ? Je meurs volontairement pour ma Patrie. Nous nous retrouverons tous les quatre, bientôt au Ciel.

« Qu'est-ce que cent ans ? »

Maman, rappelle-toi :
« Et ces vengeurs auront de nouveaux défenseurs
qui, après leur mort, auront des successeurs. »

Adieu, la mort m'appelle. Je ne veux ni bandeau, ni être attaché. Je vous embrasse tous. C'est dur quand même de mourir.
Mille baisers. Vive la France.
Un condamné à mort de 16 ans

H. Fertet
Excusez les fautes d'orthographe, pas le temps de relire.

Expéditeur : Henri Fertet
Au Ciel, près de Dieu. »

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« Il est des lieux où souffle l’esprit »
                                               Maurice Barrès

Le ruban de calcaire gris se déploie sans fin
Au fil de vastes plateaux de hêtres et de sapins ;
Un printemps de juin fixe la brume dans le lointain,
Avide, mon regard à l’horizon scrute, en vain.

Soudain, la croix se découvre en un spectre divin ;
La branche haute tronquée par un voile de blanc satin,
Évoque à dessein le souvenir plus ancien
D’une autre colline, chargée d’un éternel destin.

Colombey, et l’immense stèle dressée aux confins,
Les abords anoblis de cèdres, arbres souverains,
Depuis ce jour de juin pour toujours se souvient ;
À l’église une chaise libre attend un paroissien.

Le bourg pauvre à jamais serein, son souffle retient,
Une tombe et ses épitaphes retrace le chemin,
Du jeune officier en garnison sur le Rhin,
Au vieux chêne abattu sans vergogne par les siens.

De la Boisserie, amarrés sur un terre-plein,
Vers le couchant à cent lieux, et partout au loin,
Là, le Saint-Cyrien méditait de bon matin,
Des mouvements de troupes, à l’assaut d’un fortin.

Plus tard ce fut l’appel, le recours à l’instinct ;
Paris libéré, et l’émotion qui étreint ;
Et ces minutes, qui dépassent la vie de chacun ;
Puis l’ermitage du plateau de Langres, sibyllin.

Le pays à nouveau divisé, mal en point,
Les oracles devisèrent du grand chef franc salien,
Bientôt il aurait la charge du drame algérien,
Et la vieille terre puiserait richesse en son sein.

Dix années, la France éclatante d’un vert regain,
Au monde entier rappelait les fastes Capétiens ;
Malraux ministre, combattant autant qu’écrivain,
Nous hissions haut les couleurs et le parchemin.

Derechef, en mai, le renoncement survint ;
Dans le parc où il avait fait planter des pins,
Le grand homme s’exila, par le verdict contraint ;
Le neuf novembre soixante-dix, de Gaulle s’est éteint.

Jean de Baulhoo, Pensées d’un Homme, Éditions EDILIVRE APARIS, 2008

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Lettre de Gaston Biron à sa mère
Gaston Biron avait 29 ans en 1914. Pendant plus de deux ans de guerre, Gaston, qui ne cessait d'écrire à sa mère Joséphine, avait attendu en vain une permission qui ne venait pas. Et puis le grand jour vint, malheureusement chargé d'une épouvantable déception : à l'arrière, il arrivait que le spectacle de ces poilus arrachés à leurs tranchées dérange... Gaston était le seul fils d'une famille de sept enfants. Ses sœurs apprirent sa disparition à la fin de l'été : blessé le 8 septembre 1916, il mourut de ses blessures trois jours plus tard à l'hôpital de Chartres.

Mercredi 14 juin 1916
Ma chère mère,
Je suis bien rentré de permission et j'ai retrouvé mon bataillon sans trop de difficultés. Je vais probablement t'étonner en te disant que c'est presque sans regret que j'ai quitté Paris, mais c'est la vérité. Que veux-tu, j'ai constaté, comme tous mes camarades du reste, que ces deux ans de guerre avaient amené petit à petit, chez la population civile, l'égoïsme et l'indifférence et que nous autres combattants nous étions presque oubliés, aussi quoi de plus naturel que nous-mêmes, nous prenions aussi l'habitude de l'éloignement et que nous retournions au front tranquillement comme si nous ne l'avions jamais quitté ? J'avais rêvé avant mon départ en permission que ces six jours seraient pour moi six jours trop courts de bonheur, et que partout je serais reçu les bras ouverts ; je pensais, avec juste raison je crois, que l'on serait aussi heureux de me revoir, que moi-même je l'étais à l'avance à l'idée de passer quelques journées au milieu de tous ceux auxquels je n'avais jamais cessé de penser. Je me suis trompé ; quelques-uns se sont montrés franchement indifférents, d'autres sous le couvert d'un accueil que l'on essayait de faire croire chaleureux, m'ont presque laissé comprendre qu'ils étaient étonnés que je ne sois pas encore tué. Aussi tu comprendras, ma chère mère, que c'est avec beaucoup de rancœur que j'ai quitté Paris et vous tous que je ne reverrai peut-être jamais. Il est bien entendu que ce que je te dis sur cette lettre, je te le confie à toi seule, puisque, naturellement, tu n'es pas en cause. Bien au contraire, j'ai été très heureux de te revoir et j'ai emporté un excellent souvenir des quelques heures que nous avons passées ensemble. Je vais donc essayer d'oublier comme on m'a oublié, ce sera certainement plus difficile, et pourtant j'avais fait un bien joli rêve depuis deux ans. Quelle déception ! Maintenant je vais me sentir bien seul. Puissent les hasards de la guerre ne pas me faire infirme pour toujours, plutôt la mort, c'est maintenant mon seul espoir. Adieu, je t'embrasse un million de fois de tout cœur.
Gaston
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Charles Péguy, Ève (1913)

Vous nous voyez debout parmi les nations.
Nous battrons-nous toujours pour la terre charnelle ?
Ne déposerons-nous sur la table éternelle
Que des cœurs pleins de guerre et de séditions ?

Vous nous voyez marcher parmi les nations.
Nous battrons-nous toujours pour quatre coins de terre ?
Ne mettrons-nous jamais sur la table de guerre
Que des cœurs pleins de morgue et de rébellions ?

- Heureux ceux qui sont morts pour la terre charnelle,
Mais pourvu que ce fût dans une juste guerre.
Heureux ceux qui sont morts pour quatre coins de terre.
Heureux ceux qui sont morts d'une mort solennelle.

Heureux ceux qui sont morts dans les grandes batailles,
Couchés dessus le sol à la face de Dieu.
Heureux ceux qui sont morts sur un dernier haut lieu,
Parmi tout l'appareil des grandes funérailles.

Heureux ceux qui sont morts pour des cités charnelles.
Car elles sont le corps de la cité de Dieu.
Heureux ceux qui sont morts pour leur âtre et leur feu,
Et les pauvres honneurs des maisons paternelles.

Car elles sont l'image et le commencement
Et le corps et l'essai de la maison de Dieu.
Heureux ceux qui sont morts dans cet embrassement,
Dans l'étreinte d'honneur et le terrestre aveu.

Car cet aveu d'honneur est le commencement
Et le premier essai d'un éternel aveu.
Heureux ceux qui sont morts dans cet écrasement,
Dans l'accomplissement de ce terrestre vœu.

Car ce vœu de la terre est le commencement
Et le premier essai d'une fidélité.
Heureux ceux qui sont morts dans ce couronnement
Et cette obéissance et cette humilité.

Heureux ceux qui sont morts, car ils sont retournés
Dans la première argile et la première terre.
Heureux ceux qui sont morts dans une juste guerre.
Heureux les épis murs et les blés moissonnés.

(…)

- Heureux les grands vainqueurs. Paix aux hommes de guerre.
Qu'ils soient ensevelis dans un dernier silence.
Que Dieu mette avec eux dans la juste balance
Un peu de ce terreau d'ordure et de poussière.

Que Dieu mette avec eux dans le juste plateau
Ce qu'ils ont tant aimé, quelques grammes de terre,
Un peu de cette vigne, un peu de ce coteau,
Un peu de ce ravin sauvage et solitaire.

Mère voici vos fils qui se sont tant battus.
Vous les voyez couchés parmi les nations.
Que Dieu ménage un peu ces êtres débattus,
Ces cœurs pleins de tristesse et d'hésitations.

(…)

Mère voici vos fils qui se sont tant battus.
Qu'ils ne soient pas pesés comme Dieu pèse un ange.
Que Dieu mette avec eux un peu de cette fange
Qu'ils étaient en principe et sont redevenus.

Mère voici vos fils qui se sont tant battus.
Qu'ils ne soient pas pesés comme on pèse un démon.
Que Dieu mette avec eux un peu de ce limon
Qu'ils étaient en principe et sont redevenus.

Mère voici vos fils qui se sont tant battus.
Qu'ils ne soient pas pesés comme on pèse un esprit.
Qu'ils soient plutôt jugés comme on juge un proscrit
Qui rentre en se cachant par des chemins perdus.

Mère voici vos fils et leur immense armée.
Qu'ils ne soient pas jugés sur leur seule misère.
Que Dieu mette avec eux un peu de cette terre
Qui les a tant perdus et qu'ils ont tant aimée.

jeudi 5 juin 2014

Textes lus lors de notre 36ème veillée - 5 juin 2014


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Le fondement de tout véritable État,
c'est la transcendance de son principe,
c'est-à-dire du principe de la souveraineté,
de l'autorité et de la légitimité.
JULIUS EVOLA
                         
Jean de Baulhoo, Livret de poésie de France, « Les menteurs » (2012)
Cicéron, De la République, « La loi naturelle » (51 avant Jésus-Christ)
Philippe Pichot-Bravard« Droits de l'Homme ou droit naturel ? » (2013)
Sully Prudhomme, Les vaines tendresses, « L'épousée » (1875)
Jean-Marie Le Méné, « Les hommes politiques sont-ils hors la loi ? » (2013)
Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, « Harmonie du soir » (1857)

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Les menteurs

Ils voudraient être le vent
Qui fait tourner les moulins,
Ces marchands de boniments
Qui viennent pour prendre le pain ;

Mais ils ne brassent que du vent
Contre rente viagère,
Et sur le compte des gens
Ils construisent leur carrière ;

Savent-ils faire germer le grain,
Et pour faire lever la pâte
Travailler de bon matin ;

En permanence mentir,
C'est voir périr sa conscience,
Cracher sur l'Homme, le trahir.

Jean de Baulhoo
Livret de poésie de France
La Nouvelle Pléiade, 2012

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La loi naturelle
Il est une loi véritable, la droite raison, conforme à la nature, universelle, immuable, éternelle, dont les ordres invitent au devoir, dont les prohibitions éloignent du mal. Soit qu'elle commande, soit qu'elle défende, ses paroles ne  sont ni vaines auprès des bons, ni puissantes sur les méchants. Cette loi ne saurait être contredite par une autre, ni rapportée en quelque partie, ni abrogée toute entière. Ni le Sénat ni le Peuple ne peuvent nous délier de l'obéissance à cette loi. Elle n'a pas besoin d'un nouvel interprète ou d'un organe nouveau. Elle ne sera pas autre dans Rome, autre dans Athènes ; elle ne sera pas demain autre qu'aujourd'hui : mais dans toutes les nations et dans tous les temps,  cette loi régnera toujours, une, éternelle, impérissable ; et le guide commun, le roi de toutes les créatures, Dieu même donne la naissance, la sanction et la publicité à cette loi, que l'homme ne peut méconnaître sans se fuir lui- même, sans renier sa nature, et par cela seul, sans subir les plus dures expiations, eût-il évité d'ailleurs tout ce qu'on appelle supplice.
Cicéron, De Republica, III, 17

Est quidem vera lex recta ratio, naturae congruens, diffusa in omnes, constans, sempiterna ; quae vocet ad officium jubendo, vetando a fraude deterreat, quae tamen neque probos frustra jubet aut vetat, nec improbos jubendo aut vetando movet. Huic legi nec obrogari fas est, neque derogari ex hac aliquid licet, neque tota abrogari potest : nec vero aut per senatum aut per populum solvi hac lege possumus : neque est quaerendus explanator aut interpres ejus  alius : nec erit alia lex Romae, alia Athenis, alia nunc, alia posthac ; sed et omnes gentes et omni tempore una lex et sempiterna et immutabilis continebit ; unusque erit communis quasi magister et imperator omnium deus, ille legis  hujus inventor, disceptator, lator ; cui qui non parebit, ipse se fugiet ac naturam hominis aspernatus, hoc ipso luet maximas poenas, etiamsi caetera supplicia, quae putantur, effugerit.

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Droits de l'Homme ou droit naturel ?
Par Philippe Pichot-Bravard, docteur en droit et écrivain (article paru dans L'Homme Nouveau du 8 juin 2013).
Au cours du XVIIIe siècle, l'expression « droits de l'homme », aux antipodes du droit naturel, est de plus en plus employée, avec toute la subversion qu'elle sous-tend.
L'idée que la personne humaine est protégée par des règles de droit est plus ancienne que l'on croit. Elle découle naturellement du devoir de justice qui, depuis l'ère carolingienne, fonde la légitimité du roi. Faire régner la justice consistait pour le Roi à respecter le droit naturel et le droit de chaque corps social. Pour autant, ces droits ne se déployaient pas seulement dans un cadre organiciste. Le roi était le garant de la vie, de l'honneur, de la liberté et de la propriété, droits concrets dont Louis XV a pu dire, en 1771, qu'il était dans « l'heureuse impuissance » d'y porter atteinte.
La notion de droits de l'Homme est beaucoup plus récente. Elle puise à la fois dans les écrits de la seconde scolastique et dans la conception individualiste et contractualiste de la société telle que défendue par John Locke. Elle repose sur une conception nominaliste du monde et subjectiviste du droit. Ainsi John Locke affirme que la société est née du pacte conclu entre eux par des propriétaires terriens soucieux de confier à une institution le soin de protéger leurs droits (liberté, propriété et sûreté) et d'arbitrer leurs conflits d'intérêt.
L'expression « droits de l'homme » fut utilisée de plus en plus souvent au cours du XVIIIe siècle. Ainsi, dans ses Méditations métaphysiques, le chancelier d'Aguesseau parla des « droits essentiels de l'homme et du citoyen » (Œuvres, t. XIV). La Cour des Aides reprit la formule le 18 février 1771 : « Le droit de propriété est celui de tous les droits de l'homme, qui (...) a été le plus respecté en France », lit-on sous la plume de Malesherbes qui évoqua un peu plus loin « ces droits qui appartiennent à tous les Français par les Lois du Royaume, et à tous les hommes par les Lois de l'humanité et de la Raison ». Dans un mémoire adressé au roi, Turgot évoqua, en 1775, « les droits des hommes réunis en société » lesquels étaient « fondés » sur « leur nature ». Jacob Nicolas Moreau, précepteur des petits-fils de Louis XV puis historiographe de France, affirmait que la conservation de ces droits était le premier devoir du prince : « Liberté, propriété, succession et transmission des propriétés, assurance et fidélité dans les contrats, voilà (...) les biens que tous les gouvernements sont essentiellement destinés à conserver ». Son élève, le futur Louis XVI, utilisa lui aussi l'expression à plusieurs reprises : « Il y a quatre droits naturels que le prince est obligé de conserver à chacun de ses sujets ; ils ne les tiennent que de Dieu, et ils sont antérieurs à toute loi politique et civile : la vie, l'honneur, la liberté et la propriété des biens que chaque individu possède ». Le Parlement de Paris reprit l'expression « droits de l'homme » le 26 juillet 1787 et le 11 mars 1788, probablement sous l'influence de jeunes conseillers imprégnés par les idées américaines.
Sitôt érigée en Assemblée Constituante, l'Assemblée des États généraux entreprit la rédaction d'une déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Commencé le 4 août 1789, ce travail fut interrompu le 27 août au matin. Ce matin-là, les députés, insatisfaits du contenu, décidèrent de reporter la rédaction des articles après que la constitution eut été écrite. La déclaration des droits de l'homme et du citoyen, comme l'a montré le professeur Xavier Martin, devait rester inachevée, et privée de toute portée juridique.
Texte de compromis, la déclaration est marquée par une tension entre l'influence de Locke (article deux) et celle de Rousseau (article six). À l'article trois, la déclaration des droits proclame le principe de la souveraineté nationale. Cette affirmation marquait un renversement complet de l'ordre du monde : le pouvoir ne venait plus d'en haut mais d'en bas. Dès lors, le souverain était affranchi du respect d'un ordre juridique supérieur extérieur à sa volonté. La définition de la loi s'en trouva radicalement bouleversée. Selon l'article six, « La loi est l'expression de la volonté générale ». La loi ne se définissait plus en fonction de sa finalité mais en fonction de son origine. La loi n'est plus l'acte qui participe au règne de la justice mais l'acte qui exprime la volonté du souverain. Il y avait là une tension évidente entre l'affirmation de l'existence de « droits naturels, inaliénables et sacrés de l'homme » et le légicentrisme contenu par l'article six. L'absence de procédure juridictionnelle de contrôle de la constitutionnalité des lois empêcha de vérifier que les volontés du législateur étaient effectivement respectueuses de ces « droits naturels, inaliénables et sacrés de l'homme ». Cette absence était volontaire, comme le montra le débat du 8 août 1791. Les députés ne voulaient pas qu'un organe conservateur de l'ordre constitutionnel vînt faire obstacle à leur volonté souveraine.
Edmund Burke, dans ses Réflexions sur la Révolution de France, décrivit magistralement le danger qui en résultait pour les libertés et les droits concrets, annonçant le despotisme terrible qui allait bientôt, au nom de ces droits abstraits, s'abattre sur la France.

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René-François Sully Prudhomme (1839-1907).
Recueil : Les vaines tendresses (1875).

L'épousée.

Elle est fragile à caresser,
L'épousée au front diaphane,
Lis pur qu'un rien ternit et fane,
Lis tendre qu'un rien peut froisser,
Que nul homme ne peut presser,
Sans remords sur son cœur profane.

La main digne de l'approcher
N'est pas la main rude qui brise
L'innocence qu'elle a surprise
Et se fait jeu d'effaroucher,
Mais la main qui semble toucher
Au blanc voile comme une brise ;

La lèvre qui la doit baiser
N'est pas la lèvre véhémente,
Effroi d'une novice amante
Qui veut le respect pour oser,
Mais celle qui se vient poser
Comme une ombre d'abeille errante ;

Et les bras faits pour l'embrasser
Ne sont pas les bras dont l'étreinte
Laisse une impérieuse empreinte
Au corps qu'ils aiment à lasser,
Mais ceux qui savent l'enlacer
Comme une onde où l'on dort sans crainte.

L'hymen doit la discipliner
Sans lire sur son front un blâme,
Et les prémices qu'il réclame
Les faire à son cœur deviner :
Elle est fleur, il doit l'incliner,
La chérir sans lui troubler l'âme.

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Les hommes politiques sont-ils hors la loi ?

Par Jean-Marie Le Méné, président de la Fondation Jérôme-Lejeune (tribune parue dans Valeurs actuelles du 5 décembre 2013).

Nous obéissons aux lois issues de la volonté générale et aux lois non écrites. Or, celles-ci sont l’objet d’assauts de tous les bords politiques.

Les Grecs se différenciaient des barbares en ce qu’ils ne s’estimaient « esclaves ni sujets de personne », selon Eschyle. Ils étaient libres parce qu’ils n’étaient soumis qu’à une seule souveraineté, celle de la loi. Mais celle-ci n’avait pas grand-chose à voir avec l’expression rousseauiste de la volonté générale. La souveraineté de la loi était d’abord celle des lois non écrites, que Sophocle décrivait en ces termes : « Aucun être mortel ne leur donna le jour, jamais l’oubli ne les endormira, un dieu puissant est en elles, un dieu qui ne vieillit pas. »
Ces lois non écrites, transmises par les anciens, témoignaient des conditions requises pour vivre en paix dans la société (ne pas tuer, ni voler, ni mentir, etc.). Au-dessous d’elles, les lois écrites réglaient les institutions, en s’efforçant de s’inscrire dans cet ordre raisonnable du monde dont les Grecs avaient l’intuition. Être grec, c’était « ne pas vouloir être au-dessus des lois », dans la mesure où celles-ci tiraient leur légitimité des lois non écrites. Être grec, c’était être libre de ce qui altère l’ordre du monde.

A contrario, c’est de la transgression des lois non écrites que les hommes politiques d’aujourd’hui tirent une grande partie de leur légitimité. Leurs campagnes électorales, pour avoir une chance de se distinguer, sont fondées sur des surenchères qui violent les conditions d’une vie sociale juste et paisible. Ainsi en a-t-il été des promesses en matière de mariage homosexuel, d’atteintes multiples à la vie commençante et à la vie finissante. En 2012-2013, les premières mesures politiques d’envergure ont atteint des sommets de transgression, avec la remise en question de l’altérité sexuelle dans le mariage et du droit des enfants à avoir un père et une mère.
À peine l’indignation était-elle retombée qu’une seconde rafale de mesures, encore plus violente, s’attaque au début de la vie humaine : libéralisation de la recherche détruisant l’embryon humain, en juillet, banalisation de l’avortement comme un droit ordinaire, en septembre, dépistage eugéniste recentré sur la cible de la trisomie 21 et annoncé dans les mois qui viennent. Sans parler des perspectives de la procréation médicalement assistée, de la gestation pour autrui et de l’euthanasie…

La coupe étant pleine, on aurait pu penser que les candidats potentiels savaient à quoi s’en tenir pour briguer la magistrature suprême. Or, une information récente nous dépeint un Nicolas Sarkozy travaillant son retour sous les couleurs du progrès. Très bien. Mais derrière ce mot, il y a des exemples, et parmi eux on trouve — le croiriez-vous ? — la recherche sur l’embryon ! Les bras vous en tombent. Pour trois raisons. D’abord, cette recherche vient de faire l’objet d’une libéralisation à la fois libertaire et liberticide par les socialistes après un combat homérique de l’opposition. Que peut-on faire de plus dans le registre du “déshumanisme” ou de pire dans celui du désaveu de son propre camp ?
Ensuite, il a été démontré — Prix Nobel de médecine en tête — que l’obsession de la recherche sur l’embryon est un affront à la rigueur scientifique : qu’on se reporte à la tribune du professeur Arnold Munnich, parue dans le Monde du 7 août 2013, dans laquelle l’ancien conseiller scientifique du président Sarkozy regrettait la libéralisation récente de la recherche sur l’embryon sous le titre : « Cellules souches : un fragile équilibre pulvérisé ».
Enfin, faire mourir des êtres humains avant la naissance est homicide par définition et toujours injustifiable, si haute que soit la finalité poursuivie. Encore une fois, un projet politique — dès le stade de l’annonce — puise sa reconnaissance dans la profanation des lois non écrites. Ce passage obligé de la politique par l’institutionnalisation de la violence est une régression qui nous tue, dans tous les sens du terme. Rappeler qu’on est loin de la sagesse des Grecs est un euphémisme.

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Charles Baudelaire (1821-1867).
Recueil : Les fleurs du mal (1857).

Harmonie du soir.

Voici venir les temps où vibrant sur sa tige
Chaque fleur s'évapore ainsi qu'un encensoir ;
Les sons et les parfums tournent dans l'air du soir ;
Valse mélancolique et langoureux vertige !

Chaque fleur s'évapore ainsi qu'un encensoir ;
Le violon frémit comme un cœur qu'on afflige ;
Valse mélancolique et langoureux vertige !
Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir.

Le violon frémit comme un cœur qu'on afflige,
Un cœur tendre, qui hait le néant vaste et noir !
Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir ;
Le soleil s'est noyé dans son sang qui se fige.

Un cœur tendre, qui hait le néant vaste et noir,
Du passé lumineux recueille tout vestige !
Le soleil s'est noyé dans son sang qui se fige...
Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir !