vendredi 29 novembre 2013

Textes lus lors de notre 30ème veillée - 29 novembre 2013

Si vous le souhaitez, vous pouvez lire notre page en écoutant de la musique
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Gregor Puppinck, « Les rapports entre la liberté et la loi » (28 juin 2013)
Albert Samain, Aux flancs du vase, « Le bonheur » (1898)
« Le grand détournement » (25 octobre 2012)
Hannah Arendt, La Crise de la culture, « Passé et tradition » (1972)

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Les rapports entre la liberté et la loi

Extraits de la synthèse d'une conférence donnée par Gregor Puppinck (Directeur de l'ECLJ - Centre Européen pour le Droit et la Justice) le 28 juin 2013 à l'AG de Famille et Liberté [1].

La question désabusée de Ponce Pilate (Qu’est-ce que la vérité ?) n’intéresse plus grand monde aujourd’hui. C’est la « liberté », non plus la vérité, qui hante les esprits. La liberté, elle, est dans toutes les bouches et sous toutes les plumes. C’est en son nom – et surtout pas au nom de la vérité - que beaucoup de lois sont défendues et votées. Abandonner la Justice pour faire de l’aspiration à la Liberté le moteur de la loi, sa source de légitimité et sa finalité, change totalement la nature de la loi. Qu’est-ce que la loi alors ? Est-ce rendre possible des choses impossibles comme donner trois parents à un enfant ? Est-ce que la liberté, c’est avoir le droit de faire ce que l’on veut ; autrement dit, que tous les désirs soient légalisés ?

La loi fondée sur la justice ne cherche pas à rendre possible ce qui est impossible mais à rendre à chacun ce qui lui est dû. C’est en reconnaissant au préalable la réalité que la loi peut au mieux ajuster les rapports sociaux. Or, la loi s’est détachée de la réalité pour devenir volontariste. Elle n’est plus là pour rappeler la réalité des choses et pour les répartir équitablement mais pour accroître la liberté, c’est-à-dire réaliser les désirs individuels.

Il en découle que les droits de l’homme, le droit, qui servaient à protéger les gens dans ce qu’ils ont d’humain contre l’État (capacité de penser, de prier, de s’associer…) servent aujourd’hui, non plus à les protéger mais à les « libérer » grâce à l’action de l’État qui leur confère par la loi de nouvelles capacités ou identités. La jouissance de ces moyens de faire ce qui leur est naturellement impossible de réaliser par eux-mêmes seraient des « droits ». C’est ainsi que plus la loi éloigne de la réalité matérielle, plus nous avons l’impression d’être libres. La loi « crée » la réalité, et par exemple la théorie du gender donne le pouvoir artificiel (et illusoire) de choisir librement son sexe.

L’exemple du mariage

La famille est mentionnée dans toutes les chartes internationales qui s’appuient en cela sur des notions qui sont communes à tous (au-dessus des États). La famille était jusqu’alors reconnue comme une cellule naturelle, c’est-à-dire qu’elle existait en dehors de l’État. Elle est fondamentale car elle est la plus petite unité de la société. Ce n’est pas l’individu qui est l’unité de base mais la famille par qui la vie, l’éducation, est possible. C’est le droit international.

L’article 12 de la Convention européenne des droits de l’homme reconnaît à « l’homme et la femme » le droit de se marier, et lie « le droit de se marier et de fonder une famille » dans une même phrase. Les deux éléments se marier et fonder une famille sont un seul et même droit dans cette convention. C’est parce que le mariage permet de fonder une famille qu’il devient un droit. Le mariage n’a pas de valeur en soi, il n’est là que pour aider à la formation d’une famille.

La Cour européenne des droits de l’homme a marqué, en 2002, un tournant dans l’interprétation de cet article 12 par une jurisprudence qui fait date. Il s’agit de l’arrêt Goodwin c. Royaume Uni :

En Angleterre, un homme veut épouser un homme de genre femme (transsexuel). Le Royaume-Uni s’y oppose au motif que l’article 12 de la Convention citée ci-dessus disait que « l’homme et la femme ont le droit de se marier et de fonder une famille ».

La Cour européenne des droits de l’homme saisie à son tour donne raison aux requérants ; en faisant sienne la distinction entre sexe social et sexe biologique elle reconnaît le droit au mariage à des couples transsexuels.

Depuis 2002, on n’est donc plus obligé de considérer que les termes d’homme et de femme ont une sens objectif. Cette négation de la réalité biologique comme conditionnant le mariage remet en cause de facto le lien entre mariage et fondation d’une famille. L’article 12 de la Convention cité plus haut est donc vidé de sa substance.

Depuis cette jurisprudence, « l’institution du mariage est devenue une fin en soi, coupée de la famille » ; la famille n’a plus besoin du mariage et celui-ci n’implique plus la nécessité d’altérité sexuelle. Cette séparation des deux supprime toutes les conditions naturelles à la formation d’un mariage et à la fondation d’une famille qui étaient jusque-là exigées pour le mariage : plus besoin d’être « capable de fonder une famille », plus de limite d’âge et autres.

Recalé pour discrimination. Renversement de la preuve

Autre exemple où l’on voit l’Europe reconnaître l’adoption par deux personnes de même sexe : l’affaire X c. Autriche de février 2013. Deux femmes « en couple », un enfant, un père biologique qui a reconnu l’enfant et entretient des relations suivies avec lui. La deuxième femme du « couple » veut être reconnue « mère » de l’enfant. Le tribunal autrichien refuse au motif qu’un enfant ne peut avoir deux parents de même sexe non plus que davantage que deux parents.

Pour le deuxième obstacle, il peut être contourné par la déchéance du père. Le tribunal le refuse car le père existe bel et bien en tant que père.

Pour le premier, les deux femmes saisissent la Cour de Strasbourg pour discrimination. Et contre la justice autrichienne qui soutient qu’ « il est meilleur pour l’enfant qu’il ait un père et une mère », Strasbourg répond que « rien ne permet d’établir qu’il serait préjudiciable à l’enfant d’avoir deux pères ou deux mères ». Et que tant que l’on n’apporte pas la preuve que c’est forcément meilleur dans tous les cas, on ne peut pas l’interdire. Et où est la preuve qu’il est indifférent pour un enfant d’avoir deux pères ou deux mères plutôt qu’un père et une mère ? Où est le principe de précaution ?

Vaincue, l’Autriche est, hélas ! en train de changer son droit pour permettre les adoptions par deux personnes de même sexe.

Un nouvel ordre qui n’arrive pas à s’imposer et cause toujours du désordre

Les droits de l’homme ne tirent plus leur fondement de la nature humaine mais de la puissance de l’État à satisfaire à tous les désirs. « C’est par l’action divine de l’État que chaque homme doit pouvoir s’accomplir ». Ce que la biotechnologie peut permettre techniquement, l’État doit le permettre légalement, et les progrès techniques « sont le carburant qui alimente » la transformation de l’homme. Ainsi, selon Gregor Puppinck, la Cour de Strasbourg dit de plus en plus que la Fécondation In Vitro est un droit de l’homme, contre certains États européens. Ainsi l’Italie - qui voulait s’y opposer et interdire le Diagnostic préimplantatoire en raison notamment de son caractère eugénique - a été contrainte par l’Europe de les autoriser.

Le droit est ainsi devenu, par glissements progressifs, la représentation de notre monde. Avant de s’y résigner, il faudrait en évaluer les résultats. On constate alors que si une loi juste génère de l’ordre, une loi injuste, qui ne respecte pas la nature, est cause de désordre. Désordre sur la filiation, sur le nom de famille, dans le droit international, désordre psychologique pour les enfants.

L’ordre nouveau juridique est fictif parce que basé sur l’apparence, la contrainte (rééduquer par l’école…), la censure, le secret institutionnalisé (secret des origines, secret du don de gamètes) pour maintenir l’apparence.

Le temps lui-même ne parvient pas à faire accepter ce nouveau droit : 40 ans n’ont pas suffi pour faire accepter la loi sur l’avortement qui est toujours contestée avec la même ardeur.

Il est temps que les hommes et les pays qui veulent résister cessent d’avoir un complexe d’infériorité.

[1] Le texte intégral est disponible sur le site de Famille & Liberté : Synthèse de la conférence de Gregor Puppinck

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Albert Samain (1858-1900).
Recueil : Aux flancs du vase (1898).

Le bonheur.

Pour apaiser l'enfant qui, ce soir, n'est pas sage,
Églé, cédant enfin, dégrafe son corsage,
D'où sort, globe de neige, un sein gonflé de lait.
L'enfant, calmé soudain, a vu ce qu'il voulait,
Et de ses petits doigts pétrissant la chair blanche
Colle une bouche avide au beau sein qui se penche.
Églé sourit, heureuse et chaste en ses pensers,
Et si pure de cœur sous les longs cils baissés.
Le feu brille dans l'âtre ; et la flamme, au passage,
D'un joyeux reflet rose éclaire son visage,
Cependant qu'au dehors le vent mène un grand bruit...
L'enfant s'est détaché, mûr enfin pour la nuit,
Et, les yeux clos, s'endort d'un bon sommeil sans fièvres,
Une goutte de lait tremblante encore aux lèvres.
La mère, suspendue au souffle égal et doux,
Le contemple, étendu, tout nu, sur ses genoux,
Et, gagnée à son tour au grand calme qui tombe,
Incline son beau col flexible de colombe ;
Et, là-bas, sous la lampe au rayon studieux,
Le père au large front, qui vit parmi les dieux,
Laissant le livre antique, un instant considère,
Double miroir d'amour, l'enfant avec la mère,
Et dans la chambre sainte, où bat un triple cœur,
Adore la présence auguste du bonheur.

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Le grand détournement (article paru le 25/10/2012 dans le blogue de l'EPHES, École de Philosophie, d'Histoire et d'Études Sociales)

On est en droit de se demander pourquoi un projet aussi insignifiant que le mariage pour tous, qui concerne l’infime minorité d’une minorité "sexuelle" ferait autant de bruit dans la sphère sociale et séparerait la société en deux camps aussi obstinés qu’irréconciliables. Force est de constater que la manipulation est de plus en plus utilisée dans « le camp du Bien » pour servir ses intérêts. (...)

On retrouve toujours dans ces manipulations idéologiques les mêmes mécanismes asymétriques qui sont ceux de la guerre insurrectionnelle. On a d’un côté le loyaliste tradi qui représente une majorité assise, de l’autre le rebelle moderne qui constitue une minorité active. La finalité cherchée par la minorité active est d’abord la déstabilisation et le renversement de la majorité assise, afin d’imposer son point de vue. Comme l’a montré Moscovici (Serge hein, pas le junior), la minorité active possède son propre champ de références, ses propres positions ainsi que ses propres solutions. Obstinée, elle "crée le buzz" et parvient en faisant front à noyauter peu à peu l’opinion, à la désunir, à la manipuler et à la retourner.

Au cours de ces dernières décennies, les groupuscules LGBT sont passés de récepteurs d’influences à celui d’émetteurs d’influence, de marginaux et de déviants à celui de créateurs de normes. La stratégie de provocation de la minorité active est toujours payante puisqu’elle va se servir de la réaction indignée de la majorité comme d’une caisse de résonance qui lui donnera médiatiquement une importance qu’elle n’a pas socialement. La charnière est la référence à une norme, perçue comme intangible par la majorité et à transgresser parce qu’interdite, par la minorité. Les groupuscules LGBT ont, grâce au refus catégorique d’un surmoi social, une présence dans les milieux de la mode, de l’art ou de la culture ou l’organisation d’actions festives (marches des fiertés, bars dédiés), réussi à se donner un rôle libérateur et novateur face à un monde bourgeois sclérosé.

Un individu minoritaire pourra être méprisé par une fraction de la majorité, mais aussi admiré pour sa sincérité, son courage. Il a aussi par rapport à la majorité le privilège de l’initiative, de l’action rapide qui marquera l’opinion. La majorité est une machine beaucoup plus lente qui, vivant sur des acquis, a perdu d’avance la bataille de l’originalité et aura à sa disposition des options beaucoup plus limitées. Elle pourra interdire toute manifestation intellectuelle ou sociale, mais ce faisant elle renforcera davantage son adversaire. Toute production d’une pensée construite sera immédiatement invalidée par le slogan qui en constitue précisément l’économie.

On remarquera que les tabous sociaux se sont inversés et que ce n’est plus l’homosexualité mais son refus qui causera la réprobation médiatique (et non pas sociale). L’écho médiatique donnera ainsi à la moindre piqûre d’épingle l’impact d’une bombe de trois tonnes. L’action choc médiatisée est plus efficace et influencera davantage les esprits qu’une action d’envergure passée sous silence. Par exemple, il sera assez facile de me museler en neuf lettres en me traitant d’homophobe, ce qui invalidera en trois syllabes les quelques heures que je viens de passer à réfléchir à la question !
(...)

Tout débat constructif est impossible face à l’hystérie. Gilles Bernheim a essayé, mais sans succès, dans un petit opuscule d’une grande profondeur intellectuelle. Nous sommes prisonniers de l’avant-gardisme progressiste. Le nouveau c’est bien ! Quant à savoir vers quoi on marche… Vers une nouvelle humanité génétiquement modifiée soumise à la finance spéculative sans doute. « Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux [1] ».

[1] Guy Debord, La société du spectacle


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Passé et tradition

Hannah Arendt, La Crise de la culture (1972)

La disparition indéniable de la tradition dans le monde moderne n’implique pas du tout un oubli du passé, car la tradition et le passé ne sont pas la même chose, contrairement à ce que voudraient nous faire croire ceux qui croient en la tradition d’un côté, et ceux qui croient au progrès de l’autre – et le fait que les premiers déplorent cette disparition, tandis que les derniers s’en félicitent, ne change rien à l’affaire. Avec la tradition, nous avons perdu notre solide fil conducteur dans les vastes domaines du passé, mais ce fil était aussi la chaîne qui liait chacune des générations successives à un aspect prédéterminé du passé. Il se pourrait qu’aujourd’hui seulement le passé s’ouvrît à nous avec une fraîcheur inattendue et nous dît des choses pour lesquelles personne encore n’a eu d’oreilles. Mais on ne peut nier que la disparition d’une tradition solidement ancrée (survenue, quant à la solidité, il y a plusieurs siècles) ait mis en péril toute la dimension du passé. Nous sommes en danger d’oubli et un tel oubli – abstraction faite des richesses qu’il pourrait nous faire perdre – signifierait humainement que nous nous priverions d’une dimension, la dimension de la profondeur de l’existence humaine.

vendredi 22 novembre 2013

Textes lus lors de notre 29ème veillée - 22 novembre 2013

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Hymne aux Veilleurs (2013)
Charles Péguy, Le mystère des saints innocents, « Rien n'est beau comme un enfant » (1912)
Antoine de Lévis-Mirepoix, « La famille ne meurt pas » (extrait) (19 mars 1937)
Victor Hugo, « L'enfant » (juin 1874)

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Hymne aux veilleurs

Il y eut un souffle puis un feu vacillant,
Il y eut un cri noir puis une nuit sans étoiles,
Il y eut un pouvoir puis des cœurs que l’on voile,
Et l’injustice revint vieille de mille ans.

Dans cette tempête l’homme impuissant se tait,
Se laissant bercer, las, dans les flots mensongers.
Et la flamme fragile au milieu des dangers,
Disparaît sans un bruit dans les âmes fouettées.

Combien de temps encor serons nous ignorés ?
Combien faut-il de braises pour être brasier ?
Que fait la justice pour les corps suppliciés ?
Et toi, où t’endors-tu, Vérité adorée ?

C’est alors qu’il survient, debout, raide et sublime,
Le regard vers les cieux, cherchant l’ultime braise,
Ce Prométhée nouveau du haut de sa falaise
Devient humble veilleur, éclairant les abîmes.

Et c’est ainsi, France, que tes villes renaissent
Derrière le guide qui jamais ne s’enfuit,
Et c’est ainsi, Monde, que ta haine s’enfouit
Grâce au veilleur d’amour qui jamais ne délaisse.

Un fleuve lumineux s’est remis à couler,
Et sur ses rives d’or les hommes se relèvent,
Veilleurs, Veilleuses, un grand vent vient et se lève,
Il porte avec lui le parfum des révoltés.

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Charles PÉGUY, Le mystère des saints innocents, « Rien n’est beau comme un enfant »

Rien n’est beau comme un enfant qui s’endort en faisant sa prière, dit Dieu.
        Je vous le dis, rien n’est aussi beau dans le monde.
        Je n’ai jamais rien vu d’aussi beau dans le monde,
        Et pourtant j’en ai vu des beautés dans le monde
        Et je m’y connais. Ma création regorge de beautés.
        Ma création regorge de merveilles.
        Il y en a tant qu’on ne sait pas où les mettre.
J’ai vu les millions et les millions d’astres rouler sous mes pieds comme les sables de la mer.
J’ai vu des journées ardentes comme des flammes ;
Des jours d’été de juin, de juillet et d’août.
J’ai vu des soirs d’hiver posés comme un manteau.
J’ai vu des soirs d’été calmes et doux comme une tombée de paradis.
Tout constellés d’étoiles.
J’ai vu ces coteaux de la Meuse et ces églises qui sont mes propres maisons.
Et Paris et Reims et Rouen et des cathédrales qui sont mes propres palais et mes propres châteaux,
Si beaux que je les garderai dans le ciel.
J’ai vu la capitale du royaume et Rome capitale de la chrétienté.
J’ai entendu chanter la messe et les triomphantes vêpres.
Et j’ai vu ces plaines et ces vallonnements de France
Qui sont plus beaux que tout.
J’ai vu la profonde mer, et la forêt profonde, et le cœur profond de l’homme.

.    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .

Or je le dis, dit Dieu, je ne connais rien d’aussi beau dans tout le monde
Qu’un petit enfant qui s’endort en faisant sa prière
Sous l’aile de son ange gardien
Et qui rit aux anges en commençant de s’endormir ;
Et qui déjà mêle tout ça ensemble et qui n’y comprend plus rien ;
Et qui fourre les paroles du « Notre Père » à tort et à travers pêle-mêle dans les paroles du « Je vous salue Marie »
Pendant qu’un voile déjà descend sur ses paupières,
Le voile de la nuit sur son regard et sur sa voix.
J’ai vu les plus grands saints, dit Dieu. Eh bien je vous le dis
Je n’ai jamais vu de si drôle et par conséquent je ne connais rien de si beau dans le monde
Que cet enfant qui s’endort en faisant sa prière
(Que ce petit être qui s’endort de confiance)
Et qui mélange son « Notre Père » avec son « Je vous salue Marie ».
Rien n’est si beau, et c’est même un point
Où la Sainte Vierge est de mon avis
Là-dessus.
Et je peux bien dire que c’est le seul point où nous soyons du même avis.
Car généralement nous sommes d’un avis contraire,
Parce qu’elle est pour la miséricorde
Et moi il faut bien que je sois pour la justice.

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La famille ne meurt pas



par



M. le Duc Antoine de LÉVIS-MIREPOIX

(Extrait d'une conférence prononcée le 19 mars 1937 à l’Université des Annales)

Dès sa naissance, l’enfant apporte une joie si parfaite que la mère n’a besoin que de le regarder pour oublier généreusement qu’elle a souffert. Imaginerait-elle, d’ailleurs, d’en faire le reproche à ce petit voyageur inconscient et stupéfait ? La première joie, c’est bien lui qui la donne. Et aussi le premier souci ! Mais souci et joie composent une émotion dont nul qui l’a connue ne se voudrait déprendre.

Quant à l’enfant, comme l’ont si magnifiquement exprimé les vers de Lucrèce, il commence par pleurer et il faut d’abord le consoler d’être venu au monde.

Cependant, il n’y a pas lieu de pousser aussi loin que le poète latin cette appréciation pessimiste. On pardonne aux grands poètes de prendre violemment parti pour les thèmes qui les inspirent.

En dépit des plus éloquents paradoxes, et à part de grandes exceptions malheureuses, l’existence ne tarde pas, à mesure qu’il en prend conscience, à se montrer aux yeux de l’enfant comme un bien. Il est rare qu’à travers de grandes épreuves, il ne garde pas cette impression. C’est une habitude de se plaindre de l’existence. En réalité, de quoi se plaint-on ? De ce qui l’entrave, de ce qui la complique, de ce qui l’assombrit, de ce qui la menace, non d’elle-même. Le fait d’exister, de se sentir vivre est au fond de toutes les joies. Les reproches que l’on adresse à l’existence ne vont pas à elle, mais à tout ce qui lui est contraire.

Le vrai malheur, l’irréparable est de la voir ravie avant l’heure à ceux que l’on aime.

En définitive, il est juste que ceux qui, selon le terrible mot d’Ibsen, n’ont pas demandé à naître, demeurent cependant, au regard de l’existence, les débiteurs de ceux qui la leur ont donnée et conservée, puisque, dans des conditions normales, il n’est pas d’être sain qui ne préfère l’être au néant. Si donc les parents ont des devoirs plus étendus et ont été les premiers obligés par la première joie, les enfants sont tenus à une gratitude liée à l’existence même.

L’existence, toutefois, est comme le feu. Elle demande à être approchée avec précaution. On s’y réchauffe, mais on s’y brûle.

L’une des premières tâches qui incombent aux parents, c’est de servir d’intermédiaires entre l’existence et l’enfant. Il ne s’agit pas de lui en imposer une interprétation préconçue. Il s’agit de lui en épargner une interprétation déformante.

Nous n’aurons garde d’oublier cette profonde vérité, exposée ici même par Mme Montessori :

« Que l’enfant n’est pas une cire molle qui attend d’être modelée de l’extérieur. Il se développe au moyen dune énergie intérieure. »

Mais la profonde éducatrice a soin d’ajouter que ce développement se produit en de délicates périodes de sensibilité. Eh bien, c’est cette sensibilité qu’il faut savoir abriter, ménager, protéger, tout en ne fermant pas ses communications avec le monde auquel l’être qui grandit cherche à s’intégrer.

Voilà l’une des plus graves en même temps que des plus intimes attributions des parents !

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Victor Hugo, « L'enfant »

Quand l'enfant nous regarde, on sent Dieu nous sonder ;
Quand il pleure, j'entends le tonnerre gronder,
Car penser c'est entendre, et le visionnaire
Est souvent averti par un vague tonnerre.
Quand ce petit être, humble et pliant les genoux,
Attache doucement sa prunelle sur nous,
Je ne sais pas pourquoi je tremble ; quand cette âme,
Qui n'est pas homme encore et n'est pas encor femme,
En qui rien ne s'admire et rien ne se repent,
Sans sexe, sans passé derrière elle rampant,
Verse, à travers les cils de sa rose paupière,
Sa clarté, dans laquelle on sent de la prière,
Sur nous les combattants, les vaincus, les vainqueurs ;
Quand cet arrivant semble interroger nos coeurs,
Quand cet ignorant, plein d'un jour que rien n'efface,
A l'air de regarder notre science en face,
Et jette, dans cette ombre où passe Adam banni,
On ne sait quel rayon de rêve et d'infini,
Ses blonds cheveux lui font au front une auréole.
Comme on sent qu'il était hier l'esprit qui vole !
Comme on sent manquer l'aile à ce petit pied blanc !
Oh ! comme c'est débile et frêle et chancelant !
Comme on devine, aux cris de cette bouche, un songe
De paradis qui jusqu'en enfer se prolonge
Et que le doux enfant ne veut pas voir finir !
L'homme, ayant un passé, craint pour cet avenir.
Que la vie apparaît fatale ! Comme on pense
A tant de peine avec si peu de récompense !
Oh ! comme on s'attendrit sur ce nouveau venu !
Lui cependant, qu'est-il, ô vivants ? l'inconnu.
Qu'a-t-il en lui ? l'énigme. Et que porte-t-il ? l'âme.
Il vit à peine ; il est si chétif qu'il réclame
Du brin d'herbe ondoyant aux vents un point d'appui.
Parfois, lorsqu'il se tait, on le croit presque enfui,
Car on a peur que tout ici-bas ne le blesse.
Lui, que fait-il ? Il rit. Fait d'ombre et de faiblesse
Et de tout ce qui tremble, il ne craint rien. Il est
Parmi nous le seul être encor vierge et complet ;
L'ange devient enfant lorsqu'il se rapetisse.
Si toute pureté contient toute justice,
On ne rencontre plus l'enfant sans quelque effroi ;
On sent qu'on est devant un plus juste que soi ;
C'est l'atome, le nain souriant, le pygmée ;
Et, quand il passe, honneur, gloire, éclat, renommée,
Méditent ; on se dit tout bas : Si je priais ?
On rêve ; et les plus grands sont les plus inquiets ;
Sa haute exception dans notre obscure sphère,
C'est que, n'ayant rien fait, lui seul n'a pu mal faire ;
Le monde est un mystère inondé de clarté,
L'enfant est sous l'énigme adorable abrité ;
Toutes les vérités couronnent condensées
Ce doux front qui n'a pas encore de pensées ;
On comprend que l'enfant, ange de nos douleurs,
Si petit ici-bas, doit être grand ailleurs.
Il se traîne, il trébuche ; il n'a dans l'attitude,
Dans la voix, dans le geste aucune certitude ;
Un souffle à qui la fleur résiste fait ployer
Cet être à qui fait peur le grillon du foyer ;
L'œil hésite pendant que la lèvre bégaie ;
Dans ce naïf regard que l'ignorance égaie,
L'étonnement avec la grâce se confond,
Et l'immense lueur étoilée est au fond.

On dirait, tant l'enfance a le reflet du temple,
Que la lumière, chose étrange, nous contemple ;
Toute la profondeur du ciel est dans cet œil.
Dans cette pureté sans trouble et sans orgueil
Se révèle on ne sait quelle auguste présence ;
Et la vertu ne craint qu'un juge : l'innocence.