vendredi 27 septembre 2013

Textes lus lors de notre 21ème veillée - 27 septembre 2013

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Platon, Apologie de Socrate
William Henley, « Invictus »
Denis Tillinac, « L'honneur des Veilleurs » (paru dans Valeurs Actuelles du 4 juillet 2013)

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Platon, Apologie de Socrate

Car toute mon occupation est de vous persuader, jeunes et vieux, qu’avant le soin du corps et des richesses, avant tout autre soin, est celui de l’âme et de son perfectionnement. Je ne cesse de vous dire que ce n’est pas la richesse qui fait la vertu ; mais, au contraire, que c’est la vertu qui fait la richesse, et que c’est de là que naissent tous les autres biens publics et particuliers. Si, en parlant ainsi, je corromps la jeunesse, si donc c’est en tenant ce discours que je corromps les jeunes gens, il faut bien admettre que ce discours est nuisible. Mais prétendre que je tiens un autre discours que celui-là, c’est ne rien dire qui vaille.
Ne murmurez pas, Athéniens, et accordez-moi la grâce que je vous ai demandée, de m’écouter patiemment : cette patience, à mon avis, ne vous sera pas infructueuse. J’ai à vous dire beaucoup d’autres choses qui, peut-être, exciteront vos clameurs ; mais ne vous livrez pas à ces mouvements de colère. Soyez persuadés que, si vous me faites mourir, étant tel que je viens de le déclarer, vous vous ferez plus de mal qu’à moi. Maintenant, Athéniens, ne croyez pas que ce soit pour l’amour de moi que je me défends, comme on pourrait le croire ; c’est pour l’amour de vous, de peur qu’en me condamnant, vous n’offensiez le dieu dans le présent qu’il vous a fait.

Mais vous aussi juges, il vous faut être plein d’espérance dans la mort, et vous mettre dans l’esprit une seule vérité à l’exclusion de tout autre, à savoir qu’aucun mal ne peut toucher un homme de bien, ni pendant sa vie ni après sa mort, et que les dieux ne l’abandonnent jamais ; car ce qui m’arrive n’est point l’effet du hasard, et il est clair pour moi que mourir dès à présent, et être délivré des soucis de la vie, était ce qui me convenait le mieux ; aussi la voix céleste s’est tue aujourd’hui, et je n’ai aucun ressentiment contre mes accusateurs, ni contre ceux qui m’ont condamné, quoique leur intention n’ait pas été de me faire du bien, et qu’ils n’aient cherché qu’à me nuire ; en quoi j’aurais bien quelque raison de me plaindre d’eux. Je ne leur ferai qu’une seule prière. Lorsque mes enfants seront grands, si vous les voyez rechercher les richesses ou toute autre chose plus que la vertu, punissez-les, en les tourmentant comme je vous ai tourmentés ; et, s’ils se croient quelque chose, quoiqu’ils ne soient rien, faites-les rougir de leur insouciance et de leur présomption : c’est ainsi que je me suis conduit avec vous. Si vous faites cela, moi et mes enfants nous n’aurons qu’à nous louer de votre justice. Mais voici déjà l’heure de partir, moi pour mourir et vous pour vivre. De mon sort ou du vôtre lequel est le meilleur ? Personne ne le sait, excepté Dieu.

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William Henley, « Invictus »

Dans la nuit qui m'environne,
Dans les ténèbres qui m'enserrent,
Je loue les dieux qui me donnent
Une âme à la fois noble et fière.

Prisonnier de ma situation,
Je ne veux pas me rebeller,
Meurtri par les tribulations,
Je suis debout, bien que blessé.

En ce lieu d'opprobre et de pleurs,
Je ne vois qu'horreur et ombres
Les années s'annoncent sombres
Mais je ne connaîtrai pas la peur.

Aussi étroit que soit le chemin,
Bien qu'on m'accuse et qu'on me blâme :
Je suis maître de mon destin,
Et capitaine de mon âme.

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Denis Tillinac, « L’honneur des Veilleurs » (paru dans Valeurs actuelles du 4 juillet 2013)

Il est plus facile d’arrêter les jeunes qui prient que ceux qui sèment la terreur en banlieue.

On ne parle guère des Veilleurs dans la presse. On en parle davantage sur Internet, mais n’étant pas high-tech, j’ignore le fonctionnement de ces trucs modernes.

Je faisais escale à Paris et j’avais su qu’une veillée était fomentée après la tombée de la nuit sur la place de la République. M’y voici. Ils sont quelques centaines, assis sagement sur deux terre-pleins, de part et d’autre de la statue. Deux groupes, donc, serrés de près par une pléthore sidérante de gendarmes mobiles harnachés comme si planait une grave menace de subversion, voire de révolution.

Je retrouve un ami impliqué dans le mouvement et je m’assois à ses côtés. Une sono diffuse une voix qui exhorte à la courtoisie vis-à-vis des policiers, puis lit un texte de Camus, un passage du Mystère de Jeanne d’Arc de Péguy, une prédication de Martin Luther King relative aux lois respectables parce que justes et à celles qui ne le sont pas.

La voix s’interrompt, des mains s’agitent en guise d’applaudissement et une mélopée s’élève : l’Espérance, me dit mon ami, un chant scout. La plupart des Veilleurs sont jeunes ; certains brandissent un portrait de Gandhi pour attester de leur pacifisme. Ambiance recueillie, sous l’œil perplexe des gendarmes habitués sans doute à des manifestants plus vindicatifs. L’un d’entre eux, barré de tricolore et muni d’un porte-voix, annonce une première sommation.

Impression qu’il improvise un rôle burlesque dans une comédie de Goldoni, car il manque un ennemi plausible dans son jeu de rôle. Les Veilleurs n’abîment rien et ne dérangent personne ; ils écoutent des textes dont les auteurs n’étaient ni des factieux ni des imprécateurs, encore moins des ultras. Péguy, Luther King… Ce qu’ils chantent n’a rien de martial. Soudain, se pointent une bonne vingtaine de cars de police. Les gendarmes serrent les rangs, nous sommes au sens propre sous leurs bottes. Contraste inouï entre cette débauche de moyens policiers et l’absence de la moindre présomption de désordre. Les chants reprennent, on se tient par les coudes, toujours aussi sagement. Seconde sommation.

De l’autre côté de l’avenue, un homme de cabinet dépêché par le préfet de police est venu parlementer. Des avocats ont rejoint ce groupe et prennent des photos. Du côté où je me trouve, les gendarmes commencent l’embarquement des Veilleurs. Dont mon ami. J’hésite. Je finis par rentrer chez moi avec la mauvaise conscience du déserteur.

A 9 heures, le lendemain matin, cet ami m’appelle. Le panier à salade l’a largué avec ses frères d’infortune dans un commissariat où les attendait un régiment d’officiers de police judiciaire. Contrôle d’identité, fouille : on les a fait glander jusqu’à 4 heures du matin pour les humilier et les intimider, puis on les a relâchés. Le prétexte de cette flicomanie inepte, c’est l’interdiction d’un attroupement non autorisé. Aussi, devant le Palais de justice ou l’Assemblée nationale, des Veilleurs debout se plantent à 10 mètres les uns des autres, afin d’éviter le motif d’une interpellation. Mais les policiers reçoivent l’ordre de les pousser, de sorte qu’ils forment un groupe. Alors, on décrète l’attroupement et on embarque. Il y aurait de quoi rigoler si, au même moment, dans telle banlieue, des bandes innombrables de voyous ne semaient impunément la terreur. Ceux-là, les flics, les magistrats et les politiques en ont peur.

Outre la fébrilité infantile du pouvoir, cette mascarade trahit son arrogance et son mépris. Les Veilleurs sont plutôt croyants, en tous cas en quête de spiritualité ; ça suffit à les expédier dans l’enfer des « réacs », alors qu’ils ne sont aucunement politisés. En revanche, ils sont déterminés et essaiment dans de nombreuses villes.

Le pouvoir a tort de miser sur leur attitude : ce qu’ils ont réveillé dans l’inconscient de notre pays n’est ni médiocre ni anodin, et promet de n’être pas éphémère. Si j’étais de la bande à Hollande, j’essaierais au moins de comprendre. C’est peut-être beaucoup leur demander. Pour l’heure, la lutte continue et l’honneur exige qu’on la soutienne, autant que la raison.


vendredi 20 septembre 2013

Textes lus lors de notre 20ème veillée - 20 septembre 2013

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Alfred de Vigny, Les Destinées, La Mort du Loup (1838)
Fabrice Hadjadj, « Aujourd'hui, il ne suffit plus de transformer le monde ; avant tout, il faut le préserver » (2013)
Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, Hymne à la Beauté (1857)

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LA MORT DU LOUP

Les nuages couraient sur la lune enflammée
Comme sur l’incendie on voit fuir la fumée,
Et les bois étaient noirs jusques à l’horizon.
Nous marchions sans parler, dans l’humide gazon,
Dans la bruyère épaisse et dans les hautes brandes,
Lorsque, sous des sapins pareils à ceux des Landes,
Nous avons aperçu les grands ongles marqués
Par les loups voyageurs que nous avions traqués.
Nous avons écouté, retenant notre haleine
Et le pas suspendu. - Ni le bois ni la plaine
Ne poussait un soupir dans les airs ; seulement
La girouette en deuil criait au firmament ;
Car le vent, élevé bien au-dessus des terres,
N'effleurait de ses pieds que les tours solitaires,
Et les chênes d'en bas, contre les rocs penchés,
Sur leurs coudes semblaient endormis et couchés.
Rien ne bruissait donc, lorsque, baissant la tête,
Le plus vieux des chasseurs qui s’étaient mis en quête
A regardé le sable en s’y couchant ; bientôt,
Lui que jamais ici l'on ne vit en défaut,
A déclaré tout bas que ces marques récentes
Annonçaient la démarche et les griffes puissantes
De deux grands loups-cerviers et de deux louveteaux.
Nous avons tous alors préparé nos couteaux,
Et, cachant nos fusils et leurs lueurs trop blanches,
Nous allions pas à pas en écartant les branches.
Trois s’arrêtent, et moi, cherchant ce qu’ils voyaient,
J’aperçois tout à coup deux yeux qui flamboyaient,
Et je vois au-delà quatre formes légères
Qui dansaient sous la lune au milieu des bruyères,
Comme font chaque jour, à grand bruit sous nos yeux,
Quand le maître revient, les lévriers joyeux.
Leur forme était semblable et semblable la danse ;
Mais les enfants du loup se jouaient en silence,
Sachant bien qu’à deux pas, ne dormant qu’à demi,
Se couche dans ses murs l’homme, leur ennemi.
Le père était debout, et plus loin, contre un arbre,
Sa louve reposait comme celle de marbre
Qu’adoraient les Romains, et dont les flancs velus
Couvaient les demi-dieux Rémus et Romulus.
Le Loup vient et s’assied, les deux jambes dressées
Par leurs ongles crochus dans le sable enfoncées.
Il s’est jugé perdu, puisqu’il était surpris,
Sa retraite coupée et tous ses chemins pris ;
Alors il a saisi, dans sa gueule brûlante,
Du chien le plus hardi la gorge pantelante
Et n’a pas desserré ses mâchoires de fer,
Malgré nos coups de feu qui traversaient sa chair
Et nos couteaux aigus qui, comme des tenailles,
Se croisaient en plongeant dans ses larges entrailles,
Jusqu’au dernier moment où le chien étranglé,
Mort longtemps avant lui, sous ses pieds a roulé.
Le Loup le quitte alors et puis il nous regarde.
Les couteaux lui restaient au flanc jusqu’à la garde,
Le clouaient au gazon tout baigné dans son sang ;
Nos fusils l’entouraient en sinistre croissant.
Il nous regarde encore, ensuite il se recouche,
Tout en léchant le sang répandu sur sa bouche,
Et, sans daigner savoir comment il a péri,
Refermant ses grands yeux, meurt sans jeter un cri.

II

J’ai reposé mon front sur mon fusil sans poudre,
Me prenant à penser, et n’ai pu me résoudre
A poursuivre sa Louve et ses fils qui, tous trois,
Avaient voulu l’attendre, et, comme je le crois,
Sans ses deux louveteaux la belle et sombre veuve
Ne l’eût pas laissé seul subir la grande épreuve ;
Mais son devoir était de les sauver, afin
De pouvoir leur apprendre à bien souffrir la faim,
A ne jamais entrer dans le pacte des villes
Que l’homme a fait avec les animaux serviles
Qui chassent devant lui, pour avoir le coucher,
Les premiers possesseurs du bois et du rocher.

III

Hélas ! ai-je pensé, malgré ce grand nom d’Hommes,
Que j’ai honte de nous, débiles que nous sommes !
Comment on doit quitter la vie et tous ses maux,
C’est vous qui le savez, sublimes animaux !
A voir ce que l’on fut sur terre et ce qu’on laisse,
Seul le silence est grand ; tout le reste est faiblesse.
- Ah ! je t’ai bien compris, sauvage voyageur,
Et ton dernier regard m’est allé jusqu’au cœur !
Il disait : « Si tu peux, fais que ton âme arrive,
A force de rester studieuse et pensive,
Jusqu’à ce haut degré de stoïque fierté
Où, naissant dans les bois, j’ai tout d’abord monté.
Gémir, pleurer, prier est également lâche.
Fais énergiquement ta longue et lourde tâche
Dans la voie où le Sort a voulu t’appeler,
Puis après, comme moi, souffre et meurs sans parler. »

Alfred de Vigny, Les Destinées

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Fabrice Hadjadj, « Aujourd’hui, il ne suffit plus de transformer le monde ; avant tout, il faut le préserver » (2013)


Je songe à ces mots de Günther Anders dans un entretien qu’il donnait vers la fin de sa vie. Il avait été marxiste, mais voici que sa lucidité sur notre époque l’obligeait à dire :

     « C’en est arrivé à un tel point que je voudrais déclarer que je suis un « conservateur » en matière d’ontologie, car ce qui importe aujourd’hui, pour la première fois, c’est de conserver le monde absolument comme il est […]. Il y a la célèbre formule de Marx :

            Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières, ce qui importe, c’est de le transformer.

     Mais maintenant, elle est dépassée. Aujourd’hui, il ne suffit plus de transformer le monde ; avant tout, il faut le préserver. »

L’« aujourd’hui » qui se trouve dans notre question résonne dans cette dernière phrase, avec sa conscience de ce qui arrive « pour la première fois » dans l’histoire de l’humanité :

    Aujourd’hui, il ne suffit plus de transformer le monde ; avant tout, il faut le préserver.

Préserver le foot, les macaronis, un poème de Leopardi, le mariage de l’homme et de la femme, la naissance de leur petit, serait-il handicapé ou, plus tragiquement, voué à devenir inspecteur des finances… Devant la destruction prochaine, tout ce quotidien demande à être reçu avec gratitude, avec le sens aigu que cela nous est donné comme une grâce, c’est-à-dire avec un regard sur le mystère de notre existence – notez qu’Anders emploie le mot ontologie -, une parole sur le miracle de toute vie précaire, qui doit desceller à nouveau nos lèvres dans la prière et dans le chant. Et c’est pourquoi la possibilité de la destruction totale qui menace notre parole offre aussi à notre parole l’occasion de recouvrer sa profondeur […].

Anders oppose « conserver » le monde et le « transformer », parce qu’il ne songe qu’à la transformation utopique ou prométhéenne. En vérité, aujourd’hui, la conservation suppose une transformation – du cœur. La conservation exige une conversion.

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Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, Hymne à la beauté (1857)

Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l’abîme,
Ô beauté ? Ton regard infernal et divin
Verse confusément le bienfait et le crime,
Et l’on peut pour cela te comparer au vin.

Tu contiens dans ton œil le couchant et l’aurore ;
Tu répands des parfums comme un soir orageux ;
Tes baisers sont un philtre et ta bouche une amphore
Qui font le héros lâche et l’enfant courageux.

Sors-tu du gouffre noir ou descends-tu des astres ?
Le destin charmé suit tes jupons comme un chien ;
Tu sèmes au hasard la joie et les désastres,
Et tu gouvernes tout et ne réponds de rien.

Tu marches sur des morts, beauté, dont tu te moques ;
De tes bijoux l’horreur n’est pas le moins charmant,
Et le meurtre, parmi tes plus chères breloques,
Sur ton ventre orgueilleux danse amoureusement.

L’éphémère ébloui vole vers toi, chandelle,
Crépite, flambe et dit : « Bénissons ce flambeau ! »
L’amoureux pantelant, incliné sur sa belle,
A l’air d’un moribond caressant son tombeau.

Que tu viennes du ciel ou de l’enfer, qu’importe,
Ô beauté, monstre énorme, effrayant, ingénu !
Si ton œil, ton souris, ton pied, m’ouvrent la porte
D’un infini que j’aime et n’ai jamais connu ?

De Satan ou de Dieu, qu’importe ? Ange ou sirène,
Qu’importe, si tu rends, – fée aux yeux de velours,
Rythme, parfum, lueur, ô mon unique reine ! –
L’univers moins hideux et les instants moins lourds.